• La répugnance morale: naturelle ou culturelle?

          Dans le Lévitique 27,2-8, il est écrit : « Parle aux enfants d’Israël et dis-leur : Si quelqu’un promet expressément par un vœu, la valeur estimative d’une personne à l’Eternel, appliquée à un homme de l’âge de vingt à soixante ans, cette valeur sera de cinquante sicles d’argent, au poids du sanctuaire ; et s’il s’agit d’une femme, le taux sera de trente sicles. Depuis l’âge de cinq ans jusqu’à l’âge de vingt ans, le taux sera, pour le sexe masculin, de vingt sicles ; pour le sexe féminin, de dix sicles. Depuis l’âge d’un mois jusqu’à l’âge de cinq ans, le taux d’un garçon sera de cinq sicles d’argent et celui d’une fille, de trois sicles d’argent. Depuis l’âge de soixante ans et au delà, si c’est un homme, le taux sera de quinze sicles et pour une femme, il sera de dix sicles. S’il est impuissant à payer la taxe, il mettra la personne en présence du pontife et celui-ci l’estimera : c’est d’après les moyens du donateur que le pontife fera l’estimation ». Ce passage du Lévitique est choquant puisqu’il donne une valeur monétaire à chaque être humain, selon son sexe et son âge. Selon le texte, cette valeur monétaire est attribuée et fixée par Dieu Lui-même. Comment est-il possible de donner un prix à un être humain ? L’être humain, sa vie, son corps, ses sentiments, etc… ne peuvent pas se voir attribuer une valeur monétaire.

         C’est justement une question que s’est posée Michael Sandel lors d’une conférence donnée au Brasenose College, à Oxford, les 11 et 12 Mai 1998, intitulée « What Money Can’t Buy : The Moral Limits of Markets ». Michael Sandel (né en 1953) est un philosophe politique américain. Il est professeur à Harvard, au sein du département de science politique. Il a fait ses études à la Brandeis University et a soutenu son doctorat au Bariol College, à l’université d’Oxford. Il est l’auteur de Liberalism and the Limits of Justice (1982), de Liberalism and Its Critics (1984), ainsi que de Democracy’s Discontent : America in Search of a Public Philosophy (1996). Lors de cette conférence, Sandel pose la question de savoir ce que l’argent peut censément acheter. Peut-on tout mettre sur le marché ? Doit-on interdire certains biens ? La question que Sandel pose est de savoir s’il y a des limites morales naturelles à la liberté du marché. Cette question entre dans le cadre d’un problème plus large ; celui de la répugnance morale. Qu’est-ce qui provoque la répugnance morale ? Sandel développe deux arguments : celui de la coercition et celui de la corruption et il discute la question des limites morales du marché à travers de nombreux exemples. Il s’agira alors de voir si ces limites morales sont naturelles et si et comment nous pouvons tester la répugnance morale chez les êtres humains.



    I. Les limites morales du marché selon Sandel


    1)    Des exemples frappants

    Lors de sa conférence, Michael Sandel a donné une multitude d’exemples pour illustrer son propos. Cependant, celui qui semble le marquer le plus, - et c’est celui que nous retiendrons dans notre étude - , est celui des mères porteuses. En effet, cet exemple est, pour ainsi dire, paradigmatique car il réunit des paramètres très divers. 

         En effet, les contrats de mères porteuses sont un sujet très polémique aux Etats-Unis et dans le monde. Ce type de contrat concerne un couple qui ne peut pas avoir d’enfants et une femme qui accepte, en échange d’un salaire, d’être inséminée avec le sperme du père, de porter l’enfant jusqu’à l’accouchement et de l’abandonner à la naissance. Dans le débat, les deux parties, ceux qui sont pour et ceux qui sont contre procèdent très souvent par analogie. Pour certains, cette pratique est équivalente à une vente d’enfant ; une femme est payée 10000 dollars (ou 25000 dollars si l’on prend en compte les frais médicaux) en échange de l’abandon de son enfant. Pour les autres, cette pratique est plutôt équivalente à une vente de sperme. « Lorsqu’une femme accepte une grossesse en échange d’un salaire, elle ne vend pas un enfant préexistant mais elle permet seulement à un autre couple d’utiliser sa capacité à se reproduire » (page 96). Et s’il est moralement permis à un homme de vendre son sperme, pourquoi les femmes ne pourraient-elles pas, elles aussi, vendre leur capacité à se reproduire ?

         Sandel se propose d’étudier les deux arguments par analogie, la vente de sperme et la vente de bébés. Il rapporte un cas, à la page 97, d’un médecin, le Docteur J. Hicks, qui en 1997,  s’est révélé avoir une affaire secrète de vente de bébés. Il vendait à des couples ne pouvant pas avoir d’enfants, un bébé, pour environ 1000 dollars, ainsi qu’un faux certificat de naissance.  Il aurait vendu 200 bébés entre 1951 et 1965. La vente de bébés est immorale mais la conduite de ce médecin avait tout de même un certain aspect moral. En effet, les couples sans enfants n’étaient pas ses seuls clients. Des jeunes filles enceintes et non mariées venaient le voir pour se faire avorter. Il les persuadait parfois de garder l’enfant afin de le vendre à un couple qui serait heureux de l’avoir. Selon Sandel, « il est difficile de condamner » la pratique de ce médecin car le fait de vendre un enfant permet d’éviter l’avortement et de procurer un enfant non désiré à des parents qui l’aimeront. Ce cas est donc tout à fait différent du contrat de mère porteuse. Et si le contrat de mère porteuse peut être comparé à la vente de sperme, cela ne signifie pas pour autant qu’il est moralement acceptable. En effet, Sandel remet en question la vente de sperme : est-elle morale ? Il critique le commercialisation qu’il y a eu autour de la vente de sperme. Dans le journal étudiant de Harvard, le Crimson, une publicité apparaît de temps en temps : «  la plus grande banque de sperme des Etats-Unis cherche des donneurs ». Un étudiant peut gagner 105 dollars par semaine en vendant son sperme. Ces publicités sont surtout présentes à Harvard, Stanford et Berkeley ; le sperme provient d’une « source prestigieuse » (page 102). Un catalogue annuel propose aux clients un profil physique et ethnique de chaque donneur ; les études qu’il fait sont aussi indiquées. La vente de sperme comme le contrat de mère porteuse considèrent la procréation comme un profit possible plutôt que comme une « capacité humaine que l’on utilise dans le cadre de l’amour, de l’intimité et de la responsabilité » (page 103).

         Sandel rapporte une autre histoire (page 99), le « Baby M case ». La mère porteuse s’est enfuie avec son enfant au lieu de le donner, comme convenu, aux parents qui l’ont payée. Une Cour du New Jersey a considéré que, le contrat étant valide, la mère porteuse n’avait aucun droit sur cet enfant. Cependant, il y a eu un recours à la Cour Suprême du New Jersey qui a invalidé le contrat. La garde a été accordée au père, l’adoption par son épouse a été annulée et la mère porteuse a été considérée comme la mère légale.

    2)    Un rejet de la « commodification »

         Si un contrat de mère porteuse est considéré comme une vente d’enfants, une question demeure : notre répugnance face à la vente d’enfants est-elle vraiment fondée ? Qu’y a-t-il de mal à laisser des gens acheter et vendre des enfants s’ils le souhaitent ?

         Sandel fait un constat pessimiste ; l’argent permet d’acheter de plus en plus de choses. Les marchés s’étendent à « presque toutes les sphères de la vie ». Selon lui, nous assistons à l’un des processus sociaux et politiques les plus puissants de notre époque, à savoir « l’extension des marchés (…) à des sphères de la vie que nous pensions autrefois être situées au-delà de leur portée ». Baptise Coulmont définit la « commodification comme « la transformation de relations sociales en marchandises ou en relation d’échange (marchand), en choses qui s’échange (en commodity) ».

         Le problème auquel est confronté Sandel est celui de la prohibition de la « commodification » d’un bien. « Il y a des cas où la « commodification » est moralement insupportable mais, tout bien considéré, la pratique ne peut pas être bannie (page 96) ». La prohibition peut entraîner des choses bien pires que ce qu’elle interdit. Ce qui intéresse Sandel n’est pas de savoir quelles formes de « commodification » il faudrait légalement interdire mais quelles formes de « commodification » sont moralement insupportables. Le statut moral d’un bien contesté devrait être un facteur déterminant la légalité de sa mise sur le marché.

         La thèse selon laquelle tous les biens sont commensurables est une thèse du courant utilitariste, notamment celui de Bentham. Pour Sandel, il ne paraît pas possible, en général, de prouver ou de réfuter la thèse de la commensurabilité ; ce qui expliquerait alors qu’il y ait un recours aussi fréquent à l’analogie dans les débats. Cependant, Sandel pose la question de savoir si tous les biens peuvent être réductibles à une seule mesure de valeur. La « commodification » ne fait-elle pas perdre quelque chose aux biens qu’elles transforme ? Sandel rejette totalement la « commodification » et la voit comme une « mauvaise chose » ; nous devrions « résister » à son développement. Pour justifier ce rejet, il distingue deux arguments qui s’opposent à l’extension de la portée de l’évaluation du marché et de l’échange. Il y a l’argument de la coercition et celui de la corruption.

    3)    Deux types d’arguments

         En effet, le premier argument que donne Sandel est celui de la coercition. Cet argument soulève le problème de l’injustice qui apparaît lorsque des personnes achètent et vendent dans des conditions de grande inégalité et de nécessité économique. Cet argument repose sur un idéal ; celui du consentement. Il ne s’agit pas, à proprement parler, d’une objection aux marchés en général, mais seulement aux marchés où l’inégalité est telle qu’elle crée des conditions de coercition. Cet argument ne justifie pas l’interdiction de la « commodification » de biens dans une société où les conditions de négociations sont justes. Dans l’exemple de « Baby M case », l’argument de coercition démontre que le choix de porter un enfant pour de l’argent n’est pas aussi volontaire qu’on le croit. La mère porteuse ne fait pas vraiment un choix volontaire car elle n’est pas bien informée ; il ne s’agit pas d’un choix en connaissance de cause. En effet, elle ne peut pas connaître à l’avance la force du lien qu’elle va développer avec son enfant pendant la grossesse.

         Le second argument est celui de la corruption. En effet, cet argument montre que l’évaluation du marché et l’échange ont un effet dégradant sur certains biens et sur certaines pratiques. Certains biens moraux et civiques sont diminués ou corrompus s’ils sont achetés ou vendus pour de l’argent. Ce n’est pas une question de « riches » ou de « pauvres » ; l’être humain, quel que soit sa condition sociale, ne peut accepter la vente de reins car cela constitue «  une violation de la sainteté du corps humain ». L’argument de la corruption est très différent de celui de la coercition. Il ne s’appuie pas sur le consentement mais sur l’importance morale des biens en jeu ; ceux dont on dit qu’ils sont dégradés par l’estimation du marché et par l’échange. Même dans une société où une justice et une égalité parfaites règneraient, « il y aurait toujours des choses que l’argent ne peut pas acheter ». Pour Sandel, cet argument est plus fondamental que celui de la coercition. En effet, l’argument de la coercition pose la question de l’arrivée d’un bien sur le marché : comment est-il arrivé ? Dans quelles conditions ? L’argument de la corruption pose, lui, la question de la simple présence d’un bien sur le marché : est-il moral que cet objet soit sur le marché ? Doit-on accepter que ce bien soit sur le marché ou doit-on l’interdire ? Dans l’exemple de « Baby M case », l’argument de corruption démontre que, même un contrat fait en connaissance de cause, est immoral car « certaines choses ne devraient pas être achetées et vendues » (page 100). D’ailleurs, la Cour Suprême du New Jersey a expliqué que « dans une société civilisée, il y a des choses que l’argent ne peut pas acheter ».
    De plus, contrairement à l’argument de la coercition, l’argument de la corruption sera différent dans chaque situation. La raison en est que l’argument de la coercition repose toujours sur l’idéal du consentement, tandis que celui de la corruption repose sur le caractère particulier du bien en question.

    Finalement, Sandel propose une autre méthode que l’analogie. Il faut commencer par décrire une certaine conception du bien et ensuite, il faut explorer les conséquences qu’il y aurait à procéder à une « commodification » de ce bien.

    II. Des limites morales naturelles ?

    La question qu’il convient de se poser est de savoir si les limites morales du marché sont des limites naturelles ou non. Cette question se pose car les limites morales pourraient aussi être culturelles, c’est-à-dire contingentes, dépendantes d’un lieu, d’une époque, etc…


    1)    Echange marchand et valeur monétaire

    Avant toute discussion sur ce sujet, il convient de définir ce qu’il faut entendre par marché et par échange marchand. Pour cela, nous nous servirons du travail de Ronan Le Velly (Centre Nantais de Sociologie), datant de juillet 2007 et intitulé « Qu’est-ce qu’un échange marchand ? Proposition de trois définitions cumulatives pour l’analyse ».

         Viviana Zelizer, une des sociologues à l’origine du renouveau de la sociologie économique a écrit : «  (Les marchés sont) des ensembles de relations sociales dans lesquelles les acteurs transfèrent des biens et des services en établissant des listes prix-quantité-qualité qui gouvernent ces transferts » (Zelizer, 2000, p. 384). Cette définition est intéressante car elle est tout à fait adéquate  lorsqu’il s’agit de « biens marchands » mais elle se révèle tout à fait inadéquate lorsqu’il s’agit de « biens non marchands ». En effet, comment est-il possible de fixer des listes prix-quantité-qualité à des biens non marchands comme la vie, une partie ou l’ensemble du corps humain ? Comment établir un critère de qualité en ce qui concerne un bébé par exemple ? On peut prendre le critère de la santé mais cela reste problématique car comment peut-on éthiquement accepter de considérer un bébé sourd-muet de naissance par exemple comme un bébé de « mauvaise qualité » ? Le « problème » des « biens non marchands » est qu’ils ne peuvent se plier, s’adapter aux règles du marché comme les « biens marchands ».

         La définition de l’échange marchand que donne Le Velly est meilleure puisqu’elle est plus large, plus générale : « Un échange marchand est un échange dont les termes sont clairement définis et résultent d’un accord entre les parties prenantes » (p. 3). L’échange marchand apparaît alors comme une sorte de « contrat » où tous les paramètres ont été fixés d’avance. Avec cette définition, il paraît plus facile aux biens non marchands de s’adapter au marché puisqu’il suffit qu’il y ait un « accord entre les parties prenantes ». Cependant, Le Velly rappelle plus loin ce qu’est le marché et l’on voit bien que les « biens non marchands » n’y ont pas leur place ou n’y peuvent trouver leur place sans se dégrader ou perdre quelque chose de leur essence : «  Premièrement, le marché est perçu dans nos sociétés comme un lieu où domine un comportement individuel, intéressé et calculateur. La formule « les affaires sont les affaires » résume bien cette idée que dans les activités marchandes, il n’est pas question d’autres motifs que la poursuite raisonnée de son intérêt personnel. Ensuite, le marché est associé à un mécanisme de régulation objectif et impersonnel. La « loi du marché » traite les offres et les demandes en ne tenant compte que des choses et des prix, aucunement des personnes et des valeurs » (page 5).

         On peut alors se demander si ce ne sont pas plutôt les conséquences du marché qui ont un effet négatif sur les « biens non marchands ». Albert Hirschman (1982) a particulièrement bien vu que cette représentation du marché n’induit pas d’évaluation normative univoque. Ce n’est pas le marché en lui-même, mais les conséquences du marché, telles qu’elles sont analysées, perçues ou supposées, qui font l’objet de débats » (page 5). Le Velly tente alors de penser une autre forme d’échange que l’échange marchand : « Lorsque le marché est perçu comme une source de dissolution des liens sociaux ou comme une menace pour les valeurs morales, des échanges peuvent pour cette raison être réalisés sous la forme de la redistribution ou de la réciprocité. D’autres échanges peuvent rester marchands (…), mais être construits sur la base de règles différentes de celles associées au marché ». Il fait alors référence au commerce équitable mais il est difficile de mettre en place un commerce équitable pour la vente et l’achat d’enfants !

         Enfin, le travail de Le Velly est particulièrement intéressant pour notre étude car il permet d’introduire de nouvelles définitions et de nouveaux concepts. Le Velly rappelle les travaux de Testard et de F. Weber. Pour Testard, il y a « l’échange marchand » et « l’échange non marchand ». « Est alors un échange marchand une transaction menée en fonction du « prix de marché », c’est-à-dire du prix résultant de la confrontation impersonnelle de l’offre et de la demande. A l’inverse, lorsqu’une personne voit chez un proche un bien qu’elle recherchait depuis longtemps et qu’elle obtient qu’il le lui cède à un « prix d’ami », l’échange n’est pas marchand car ses termes sont impensables sans le rapport personnel qui les ont permis. De façon proche, F. Weber (2000) définit une transaction marchande par « l’absence d’interférence des caractéristiques personnelles dans la détermination des termes de l’échange. Un homme qui paie sa sœur quatre fois le prix habituel du marché pour qu’elle lave son linge afin de la soutenir financièrement, réalise une transaction qui « à l’évidence n’est pas une transaction marchande » (Weber, 2000, p. 86). Un prix de marché est alors le résultat d’une confrontation systémique entre les offres et les demandes de biens ». Il y a une transaction marchande lorsque « le prix observé lors d’une transaction dépend d’autres transactions comparables » (id., p. 88) ». Le Velly conclut à partir de là: les biens accessibles à prix d’ami sont des transactions pouvant être qualifiées d’ « échanges marchands hors de l’ordre marchand ».

    Cette remise au point sur ce qu’il faut entendre par « marché » et par « échange marchand » va nous permettre de mieux réfléchir sur la conception de Sandel.

    2)    La répugnance morale : une répugnance culturelle ?

         Si l’on met en question le caractère naturel des limites morales, c’est parce que les limites morales pourraient bien se révéler être culturelles, autrement dit artificielles et conjoncturelles. Cela ne choquait personne en Grèce, au Vième siècle avant l’ère chrétienne, que l’on puisse acheter des êtres humains. L’esclavage était légal, normal, naturel. Aujourd’hui, cela choque. Avec la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, nous n’acceptons plus ce que nous acceptions il y a plusieurs siècles. Il serait intéressant de prendre l’exemple du « Pidyon Haben », le rachat du premier-né, pour étudier les limites morales. Le rabbin Shraga Simmons explique cette cérémonie juive : « A l'origine, D.ieu avait destiné la fonction de Cohen (prêtre) au fils aîné de chaque famille juive pour la représenter au Temple (Exode 13, 1-2, Exode 24,5 commentaire de Rashi). Puis survint l'affaire du Veau d'or. Quand Moïse descendit du Mont Sinaï, à la vue de ce spectacle, il brisa les Tables de la loi et posa l'ultimatum suivant: "Choisissez! Soit D.ieu, soit l'idole" ("Qui aime l'Eternel me suive" Exode 32, 26). Seule la tribu de Lévi se rangea du côté de D.ieu ("Tous les lévites se groupèrent autour de lui", Exode idem). Alors D.ieu décréta que les fils aînés de chaque famille seraient désormais privés de leur statut de Cohen et que la Kéhouna (prêtrise) serait l'exclusivité de la tribu des Lévi (Nombres 3,11-12). Ceci nous amène à la mitzvah (commandement) de « Pidyon Haben ». Tout fils aîné est techniquement un "Cohen" en puissance, qui ne peut assumer son rôle. Il doit donc "être remplacé" par un Cohen de la tribu des Lévi. Le père du bébé en sera quitte en offrant à celui-ci cinq pièces d'argent (cinq pièces d'argent pesant environ 110 grammes) comme valeur d'échange. Ce commandement a une motivation plus profonde : celle de nous souvenir de la Sortie d'Egypte, quand D.ieu tua les fils aînés des Egyptiens et épargna ceux des Juifs. Puisque l'amour pour le premier-né est si fort, c'est le moment appropriée pour reconnaître de nouveau que tout ce que nous possédons appartient à D.ieu (Nombres 3,13). On accomplit la mitzvah (le commandement) du Pidyon Haben, le rachat du fils aîné, quand le nouveau-né est âgé d'au moins 31 jours. Cela consiste à "le racheter à un Cohen" (Nombres 18, 15) ».

         Ce rite juif s’inscrit dans une logique ; lorsque l’on comprend cette logique alors il n’y a rien de choquant à « racheter son enfant » cependant, en prenant du recul par rapport à ce rite, on s’aperçoit qu’il peut être polémique. En effet, si le rachat consistait à faire un sacrifice (offrir un bouc ou un taureau au Temple), cela ne poserait aucun problème puisque tout d’abord l’enfant ne serait pas racheté avec de l’argent à proprement parler, mais avec un sacrifice ; ce qui signifie que le rachat serait symbolique. Ensuite, l’échange se ferait entre le père et Dieu (le père rachète son premier-né à Dieu en lui faisant un sacrifice). Mais ici, le rite du rachat du premier-né est un échange monétaire entre deux êtres humains. C’est le Cohen qui perçoit l’argent. On sait qu’il y avait des tensions entre les Cohanim et la population car les Cohanim profitaient de la situation. Ils faisaient beaucoup de compliments aux pères en leur disant qu’ils devaient payer plus tant leur enfant était beau ! Cette pratique se fait encore aujourd’hui mais elle est de plus en plus rare. Cet exemple est intéressant car il peut être mis en parallèle avec la vente de sperme, la vente de bébé et les contrats de mère porteuse. En effet, dans tous les cas, il s’agit de vendre ou d’acheter « la vie » et ce marché se fait entre deux êtres humains. Bien sûr, on ne peut comparer que ce qui est comparable mais même si les motivations et les symboliques sont différentes, en fin de compte, il y a un prix qui est donné à la vie, la vie est estimée, évaluée par le marché et on lui donne une valeur monétaire ; on la traduit en termes monétaires.

         A l’époque du premier Temple de Jérusalem, cette pratique n’était pas choquante car l’argent donné était considéré comme « symbolique » cependant si ce rachat n’était que symbolique alors on aurait échangé l’enfant par autre chose que par de l’argent. Dès qu’il y a de l’argent, on n’est plus dans le symbolique. On peut aussi étudier ce verset de l’Exode 21,22 : «  Si, des hommes ayant une rixe, l’un deux heurte une femme enceinte et la fait avorter sans autre malheur, il sera condamné à l’amende que lui fera infliger l’époux de cette femme et il la paiera à dire d’experts ». Le bébé est remboursé à son père !

         Les limites morales sont donc floues puisque l’on ne peut pas dire avec certitude qu’elles sont naturelles. La morale, n’en déplaise à Kant, dépend du contexte historique, culturel, géographique. Ce qui provoquait la répugnance morale en un lieu, à une époque, ne sera peut-être pas considéré comme immoral en un autre lieu et à une autre époque. La répugnance morale est donc un concept très difficile à déterminer et à définir si l’on considère qu’elle est culturelle, c’est-à-dire non naturelle. Ce serait la vie en société et les liens que celle-ci crée qui pourraient être à l’origine de la répugnance morale. La vente de sperme paraît moins choquante que le contrat de mère porteuse car dans le premier cas, le père est anonyme et le couple ne pouvant pas avoir d’enfants aussi. Mais dans un contrat de mère porteuse, les deux parties se connaissent et sont identifiées. La répugnance morale vient aussi du regard des autres. Que va-t-on penser de moi si j’achète ou si je vends un « bien non marchand » ? C’est la société qui crée la répugnance morale mais le rapport est ambigu car la société est aussi à l’origine de la création monétaire et de la création du marché. Doit-on laisser la société décider de ce qui peut être mis ou non sur le marché ? Finalement, il y a une tension entre la vie et ce qu’elle a de sacré et l’argent. S’il y a une telle tension, c’est peut-être parce que l’être humain s’est habitué à avoir un rapport de propriétaire vis-à-vis des choses qui l’entourent : une chose est ou à moi ou à toi mais elle appartient nécessairement à quelqu’un, elle ne peut pas être « à elle-même », c’est-à-dire à personne. Aussi, tout ce que fabrique l’homme, tout ce qui lui appartient est-il considéré par lui comme un bien. Il y a une chosification de tout par l’homme. Son corps, son enfant lui appartiennent ; ils sont chosifiés. A partir de là, tout est possible ; il n’y a plus de limites. Tout est considéré comme bien. Sandel se laisse lui aussi prendre au piège puisqu’il parle indifféremment de « goods » pour évoquer les biens qui peuvent être mis sur le marché et ceux qui ne peuvent pas l’être.

         On peut se demander, ce qui, en fin de compte, choque le plus : est-ce le fait d’acheter un « bien non marchand » ou de vendre un « « bien non marchand » ? On peut aussi se demander si ce n’est pas plutôt le pouvoir  qu’a pris l’argent qui choque le plus. En effet, comment est-il possible que l’argent soit devenu l’unique valeur, la seule valeur dans laquelle tout peut se convertir ? Comment est-il possible que tout puisse se traduire en termes monétaires ? L’argent a-t-il pris un tel pouvoir qu’il peut être considéré comme dénominateur commun à toute chose et à tout être sur terre ?


    3)    Relativité et subjectivité

         Finalement, le problème posé par la mise d’un bien sur le marché, d’un bien qui est problématique, est le fait qu’il est tout d’abord impossible de s’entendre sur son prix. Si l’on demande à une dizaine d’individus de dire quel est le prix d’une baguette de pain ; ils donneront des prix à peu près similaires. Cette question n’est pas une question personnelle ; ils répondent en tant que consommateurs et non en tant qu’êtres humains ou en tant qu’individus. Mais si on leur demande le prix d’un bébé, la question leur est posée personnellement, à eux, en tant qu’êtres humains et en tant qu’individus. Leur réponse variera avec leur âge, avec leur sexe, avec leur conception de la vie et du monde. La réponse sera donc relative. Une femme qui a déjà été mère donnera un chiffre différent de celui d’une femme qui n’a jamais eu d’enfant ou qui n’a pas encore eu d’enfant. Il faut donc distinguer entre « biens marchands » et « biens non marchands ». Les « biens marchands » sont des choses, des objets ; il n’y a pas d’objectification puisqu’ils sont déjà objets. Les « biens non marchands » ne sont pas des choses, des objets inertes, mais des choses vivantes ou encore des choses qui sont inobjectifiables. Peuvent être considérés comme « biens non marchands » les êtres humains et leurs corps. Il y a néanmoins une question qui demeure : les animaux sont mis sur le marché depuis des siècles mais a-t-on le droit de vendre le rein de son chien pour la recherche médicale, par exemple ?

         Il y a également un autre problème qui entre en jeu. Dans le cas de la vente de sperme, il est choquant que les origines ethniques soient données. Cela pourrait, à terme, mener à l’eugénisme. Si les enfants pouvaient être achetés alors, il y aurait des tensions d’ordre raciste. En effet, on dirait que comme une baguette de pain n’a pas le même prix en Inde qu’en France, alors les enfants n’ont pas le même prix non plus. Un bébé français vaut plus cher qu’un bébé indien car la vie en France est plus chère que la vie en Inde. En d’autres termes, la légalisation de la « commodification » des biens pourrait entraîner un regain de racisme et la légalisation de l’eugénisme.

         En fin de compte, la morale entre en jeu lorsqu’il y a subjectivité. Un « bien marchand » mis sur le marché ne concerne pas la morale ; il est même amoral. Mais un « bien non marchand » implique la subjectivité des deux personnes qui en font l’échange donc il entre nécessairement dans l’axiologie morale. Les limites morales sont donc naturelles à l’être humain et même inhérentes à sa subjectivité. Si la répugnance morale est inhérente à l’homme, le problème est cependant plus complexe car elle est variable et relative. Elle diffère selon les individus. Elle existe plus ou moins chez tous les êtres humains et l’on pourrait émettre l’hypothèse qu’elle est apparue au moment de l’entrée dans la civilisation. En effet, ce qui distingue principalement l’être humain de l’animal et qui peut servir de rupture entre l’animalité et l’humanité est l’horreur de l’inceste. On retrouve ici Lévi-Strauss qui voit dans le rejet humain de l’inceste, la véritable entrée dans l’humanité. Soit ce rejet de l’inceste a été causé par la répugnance morale, soit le rejet de l’inceste a créé en nous la répugnance morale. La répugnance morale serait alors un signal qui nous rappellerait que nous sommes des êtres humains et non des animaux. Notre vie, notre corps ont une sainteté et une valeur intraduisibles, inexprimables. On pourrait formuler l’hypothèse de cette façon-ci : la répugnance morale a été crée par notre entrée dans l’humanité, à travers notre rejet de l’inceste. La répugnance morale jouerait donc comme signal nous invitant à changer notre conduite pour rester dans l’humanité. Elle aurait pour fonction de nous empêcher de redevenir des animaux comme les autres…


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