• Cette année, le Salon du Livre a démontré une fois encore que l'ère du numérique et du "tout-écran" n'a toujours pas eu raison du bon vieux papier.

    De l'enthousiasme urbain, des ruées vers les mots, des bousculades au champagne et des mains pleines de petits fours, la soirée d'ouverture a fait sensation parmi les alcooliques du livre. En quelques minutes, le tour est fait. Au détour d'une allée, un écrivain qui tient son oeuvre et invente un discours devant les impatients de la pensée. Les micros tendus tremblotent, les journalistes chuchotent, une petite grand-mère sanglote. Plus loin, les Pléiade s'arrachent; dans cette danse de la vente, tombent au sol les miettes de pain, les plans déchirés du Salon, les papiers des poches qui se vident.  Philosophie Magazine ne manque pas au rendez-vous. Des singes allongés, des pères qui tuent leur fils, des sourires aux lèvres jaunes; toutes les couvertures du mensuel décorent les murs du stand. Un beau défi lancé à la philosophie; un pari sur la pensée.

    Mais le plus beau symbole de ce Salon est sans doute la nouvelle alliance des maisons d'éditions religieuses. Regroupées au sein d'un espace gigantesque, elles font goûter aux passants étonnés, quelques bouchées de spiritualité. Parmi elles, Salvator, dont la magnifique collection "controverses" met en scène des laïcs et des mystiques, des penseurs et des censeurs, ainsi que des religieux de toute racine: des destins qui se rencontrent, des raisons qui se confrontent.

    Et le métro de la capitale a remporté dans le vacarme assourdissant des fenêtres ouvertes ces liseurs de conscience.


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  • Colloque organisé par le séminaire d'épistémologie et d'histoire des sciences de Nice
         
    Introduction




          Si la métaphysique est désignée par Aristote comme la « philosophie première », la physique semble apparaître comme étant reléguée au second plan; elle n'est que « philosophie seconde ». Cependant, dans le contexte philosophique antique qu’était celui d’Aristote, plus que toute autre science, la physique a besoin d'être réhabilitée et légitimée. Contre tous les philosophes qui l'ont précédé, Aristote affirme que l'étude de la nature peut avoir un statut de science, à condition, bien sûr, de respecter un certain nombre de points de méthode. Charles Kahn voit un paradoxe dans la définition aristotélicienne de la métaphysique comme « philosophie première »; elle est forcément postérieure à la physique dans l'ordre de la connaissance. Quant à Wieland, il explique qu'il y a une primauté chez Aristote de la physique en tant que véritable science des principes, qui ne présuppose pas la métaphysique mais, au contraire, est présupposée par celle-ci. Il ne faut donc pas voir dans l'expression de « philosophie première » une volonté chez Aristote de dénigrer la physique ; bien au contraire, Aristote pose trois sciences théoriques, distinctes et également valables: la métaphysique, la physique et la mathématique. Mais pourquoi Aristote a-t-il besoin de réhabiliter la physique? Pourquoi cette science serait-elle en danger? Précisément parce que, pour beaucoup de philosophes qui ont précédé Aristote, cette science ne peut pas être une science. Si l'objet des mathématiques est éternel et immuable, celui de la physique est plus difficile à cerner. Science de l'inconstance et du périssable, science de l'imprévisible; la science de la nature apparaît presque comme un oxymore. Il ne peut pas y avoir de la science, ni un discours scientifique, pour un objet aussi inconstant que la nature. Mais alors, comment Aristote a-t-il pu se permettre d'appeler son ouvrage « Physique »? A-t-il vraiment réussi à élaborer une science de la nature? Cela a précisément été l'objet du colloque organisé par le séminaire d'épistémologie et d'histoire des sciences de Nice dont l'intitulé était: « La Physique d'Aristote et les conditions d'une science de la nature ».

         Ce qu'Aristote a fait, en écrivant la Physique, était-ce de la physique ou bien tout autre chose? Les intervenants de ce colloque ont réfléchi à la façon dont Aristote concevait la physique et les conditions d'une science de la nature. Tout d'abord, il faut comprendre ce qu'Aristote entendant par « physique » et quelle était sa conception du monde. Or, étant un chaînon dans l'histoire de la philosophie, la conception aristotélicienne se cherche et se définit aussi par rapport aux prédécesseurs. Il faudra donc faire un état des lieux de la philosophie de la nature avant qu'Aristote ne s'en soit emparée. Ensuite, si Aristote conçoit la physique en général, et sa physique en particulier, comme une science, il faut voir quelles méthodes il utilise pour élaborer ce savoir. Ce point épistémologique est nécessaire car il fonde les conditions d'une science de la nature. Enfin, il faudra se demander si Aristote était, à proprement parler, un physicien.






    I. La physique aristotélicienne: entre héritage et rupture.



          On ne peut connaître ni comprendre Aristote si on ne connaît pas les philosophes qui l'ont précédé. En cela, Aristote ne peut être compris absolument, il fait partie d'un chaînon de philosophes qui se sont intéressés à la nature; il s'est démarqué, a critiqué mais il s'est aussi inspiré et a élaboré sa philosophie par rapport à ses prédécesseurs. Dans son intervention, Charles Kahn revient sur ces philosophes afin de constater l'état de la philosophie de la nature lorsqu'Aristote s'en est emparé. Derrière la Physique, il y a une longue tradition de la philosophie naturelle puisque, comme Kahn le souligne, avant Socrate, la philosophie grecque était presque exclusivement une philosophie naturelle. Mais que faut-il entendre par physiké épistémé? Pour Kahn, la meilleure traduction pour physiké est « philosophie naturelle » car cette expression englobe à la fois la science naturelle et la philosophie de la nature.

          Il y a cinq étapes dans l'histoire de la philosophie naturelle qui vont de la vieille cosmologie ionienne à Aristote. En effet, la cosmologie ionienne part de Milet, au VIe siècle avant l'ère chrétienne. Dans cette conception est créé un modèle géométrique du monde. Le monde, considéré comme cosmos, est un système ordonné par des lois de type mathématique. Il s'agit en réalité du point de départ de la cosmologie. Grâce à cela, les philosophes peuvent expliquer les éclipses lunaires, le mouvement des étoiles, etc. Anaximandre a construit le premier modèle de ce type général. Aristote va rajouter un cinquième élément divin pour le ciel (ordre mathématique, perfection, prévisibilité). Pour lui, le cosmos est éternel, sans commencement et sans développement, contrairement à ce que pensaient ses ancêtres philosophes. Aristote est convaincu que « la science est possible seulement à condition que ses objets soient invariables » et cela l'amène à « refuser l'idée que l'ordre du monde pourrait lui-même résulter d'un devenir, c'est-à-dire d'un changement dans le temps ».

          Ensuite, il va y avoir ce que Kahn appelle « le défi de Parménide et de Zénon ». Cette conviction que la vraie connaissance exige un objet invariable est un principe qu'Aristote a hérité de Platon, qui en a lui-même hérité de Parménide. Parménide, qui cherche un objet stable, nie la possibilité d'un monde du changement (être unique, incorruptible, immobile). Aristote sauve l'intelligibilité du changement avec ses trois principes: substrat (le sujet qui change et qui dure à travers le changement), la forme (caractère acquis dans le changement) et la privation (caractère perdu dans le changement).

          A Parménide et Zénon vont succéder les trois grands systèmes du Ve siècle, ceux d'Empédocle, d'Anaxagore et des atomistes. Aristote a pris le système des quatre éléments à Empédocle. Il a pris le principe d'une Raison ou d'une Intelligence transcendante qui est responsable de l'ordre cosmique à Anaxagore. Mais il rejettera totalement le système des atomistes: pour Aristote, c'est la forme et non la matière qui explique la structure rationnelle du cosmos.

          Un grand tournant se fait enfin avec Platon. En effet, dans le Phédon, Platon désigne la philosophie naturelle par peri phuseos historia: c'est-à-dire la recherche de la nature ou enquête concernant la nature des choses (Phédon 96 ab). Socrate déclare: « Cela me semblait magnifique de connaître les causes de chaque chose ». Aristote a une même conception de la physique: cette discipline comme étude définie par son objet est déjà fixée au Ve siècle et n'a pas changé à l'époque d'Aristote. Aristote, qui reprend cette science tant discutée, tant étudiée par ses prédécesseurs, ne l'envisagera ni ne l'appréhendera pas de la même manière. Jacques Brunschwig, dans son intervention intitulée « Qu'est-ce que la Physique d'Aristote? » explique qu'Aristote aurait conçu « un immense programme de recherche et d'enseignement, portant sur la physique au sens le plus large du terme, c'est-à-dire sur l'ensemble des êtres et des phénomènes naturels, en commençant par les principes généraux, et en observant ensuite un ordre descendant, depuis les cieux jusqu'à la terre et à ses habitants les plus remarquables, les êtres vivants ». Un paragraphe de l'ouvrage des Météorologiques, très souvent cité, permet de replacer la physique dans l'entreprise d'Aristote: après avoir retracé les étapes de ses travaux, Aristote définit la Physique comme une oeuvre qui traite des « premières causes de la nature et du mouvement naturel dans son ensemble ».

          Il y a déjà une sorte de révolution opérée par Socrate car, si, avant lui, la philosophie grecque était presque exclusivement une philosophie naturelle; avec lui, il va y avoir un changement profond. En effet, les espoirs de Socrate ont été déçus par cette philosophie naturelle dont l'objet est si difficilement appréhendable. La philosophie devient un guide pour la vie, une recherche du vrai bonheur, visant à acquérir la vertu et la santé morale. Pour Charles Kahn, la philosophie socratique renverse la conception antérieure du passé pour une « conception pratique, quasi religieuse ou existentielle de la philosophie ». Seul Platon a cherché à unir ce rôle pratique de la philosophie avec la rigueur de la pensée scientifique et une méthode précise de raisonnement. Dans sa philosophie naturelle, plutôt que d'admette un Etre unique comme Parménide, Platon admet une multitude de Formes éternelles et un domaine de flux sensible, le monde du devenir naturel, qui consiste dans des imitations de ces Formes. Ce monde n'est connaissable qu'en vertu de ses rapport avec les Formes; en lui-même le monde de la nature n'est ni pleinement réel, ni pleinement connaissable. Mais avec une telle conception, que peut-il advenir de la physique? Comment peut-on lui accorder un statut de science?

          On voit bien qu'une telle conception de la nature ne peut plaire à Aristote. Face à Platon, il doit mener deux combats: ses cibles seront les mathématiques et les Idées. En effet, Platon accorde une place importante aux mathématiques et tente d'expliquer la nature à travers elles. Si Aristote reconnaît les mathématiques comme science théorique, il les place sur un pied d'égalité avec la physique et la métaphysique. C'est pourquoi Charles Kahn écrit à propos de l'entreprise aristotélicienne: « La théorie aristotélicienne de la nature se présente en grande partie comme une défense de l'autonomie de la philosophie naturelle face aux incursions platoniciennes, d'un côté au nom des mathématiques, de l'autre côté au nom des substances transcendantes, les Idées ». Pour Aristote, le monde des mathématiques est un monde d'abstraction intellectuelle; le monde réel se compose de substances, c'est-à-dire de corps en mouvement et d'organismes vivants qui ne peuvent se constituer à partir de formes géométriques. Ils doivent avoir en eux-mêmes leur propre nature, un principe intrinsèque de mouvement et de repos, de développement et d'achèvement. Pour Platon, ce monde est seulement une image de la réalité donc une science de la matière ne peut être une entreprise tout à fait sérieuse. Aristote rejette ce statut inférieur accordé à la philosophie naturelle. Kahn relève donc le paradoxe qui consiste parler de la métaphysique comme « philosophie première » (Métaphysique, Livre E): elle vient nécessairement après la physique.


          Mais qu'est-ce que la physique pour Aristote? Il définit cette science au Livre E de la Métaphysique: « Si toute pensée est ou pratique ou productrice ou théorique, la physique sera théorique, mais elle étudiera un être tel qu'il peut être mû et une substance, celle qui est de l'ordre du plus fréquent, seulement comme non séparable (...). Parmi les choses que l'on définit et les ce que c'est, les uns sont comme le camus, les autres comme le concave. La différence est que le camus est pris avec la matière, car le camus est un nez concave, tandis que la concativité est sans matière sensible. Si donc tous les objets physiques se disent de la même manière que le camus (...), on voit à l'évidence de quelle manière il faut chercher et définir le ce que c'est dans le domaine des objets physiques et pourquoi il appartient au physicien d'étudier aussi une certaine âme, pour autant qu'elle n'est pas sans matière ». Aristote parvient, en redéfinissant l'objet de la physique, à l'extraire de l'aporie dans laquelle elle demeurait enterrée depuis le rejet platonicien. Si l'objet de la physique a une double-nature, il n'en est pas moins déterminable et digne d'attention.






    II. Les méthodes aristotéliciennes pour parvenir à la Physique.


          Mais si, pour Aristote, une physique est possible, elle ne va pourtant pas de soi. En effet, il y a des conditions à ce discours scientifique, des méthodes à respecter. Aristote donne à la physique un statut de science mais il nous dit par là que toutes les sciences ne s'équivalent pas ou, pour être plus précis, n'ont pas un même degré de rigueur, d'exactitude. Dans Ethique à Nicomaque, il explique qu’il ne faut pas « réclamer le même genre de rigueur partout. En chaque domaine, au contraire, il faut se conformer à la matière supposée et suivre la mesure qui conduit à la démarche entreprise » (Trad. Bodéüs, 1098a, page 73 de l’édition Garnier Flammarion). C'est précisément l'objet de l'intervention d'Enrico Berti, dans son allocution intitulée « Les méthodes d'argumentation et de démonstration dans la Physique ». Il rappelle en effet que dans les Seconds Analytiques, Aristote explique que chaque science consiste essentiellement en un ensemble de démonstrations qui portent sur un genre déterminé d'objets. Les démonstrations se font à partir de prémisses. Ces démonstrations qui forment chaque science consistent à montrer, en partant des principes propres, quelles sont les propriétés essentielles, c'est-à-dire universelles et nécessaires des objets sur lesquels la science porte. Mais il faut distinguer physique et mathématiques. Les définitions en mathématiques ont recours à la cause formelle uniquement tandis que les définitions en physique ont recours aux quatre types de causes. Mais il y a aussi une différence dans la manière de poser les principes et dans le degré de rigueur de leurs démonstrations. Toutes deux sciences, la physique et la mathématique n'ont pas le même degré d'exactitude.

          Berti explique que « la science qui rend manifeste l'essence de son objet au moyen de la perception sensible est la physique, tandis que la science qui la pose comme hypothèse est la mathématique, cette dernière en outre démontre avec plus de nécessité tandis que la première démontre avec plus de souplesse ». En définissant ainsi la physique, Aristote redéfinit aussi ce qu'il faut entendre par « science ». Mathématique, métaphysique et physique sont trois sciences théoriques également valables mais inégales d'un point de vue démonstratif. La physique n'est pas moins scientifique que la mathématique; prise en elle-même, elle a sa scientificité propre. Enrico Berti explique que « malgré l'affirmation que la physique, comme la mathématique, est essentiellement une science démonstrative qui présuppose l'existence et l'essence de son objet et porte seulement sur ses propriétés, Aristote semble attribuer à la physique la tâche de rechercher l'essence ou bien la cause, ou les différents type de cause, d'une manière plus complexe, moins immédiate que ne le fait la mathématique ». C'est pourquoi Denyer écrit que « la physique sublunaire est « rightly inexact » ». Elle a raison d'inclure des principes imprécis et d'omettre des principes rigoureux.

          On voit donc clairement les conditions pour qu'une science de la nature puisse voir le jour. Si l'on attend de la physique une scientificité aussi rigoureuse et implacable que celle de la mathématique, on sera forcément déçu. Mais si l'on redéfinit le terme de « science », si l'on élargit la notion de scientificité en lui apportant plus de souplesse, alors une science de la nature pourra voir le jour. L'intervention d'Enrico Berti rejoint alors celle de Nicholas Denyer qui pose la question suivante: « Can physics be exact? ». En effet, Denyer nous rappelle que, pour Aristote, il faut dans chaque sujet le degré approprié de certitude (Ethique à Nicomaque I, 3 1094b 23ff). C'est pourquoi il distingue le monde sublunaire du monde supralunaire. Dans ce dernier, il y a une prévisibilité qui vient de l'immatérialité des corps célestes. Il peut donc y avoir une physique  céleste qui se rapproche de la géométrie en terme de rigueur. La question posée par Aristote dans les Seconds Analytiques est en fait la suivante: comment peut-il y avoir une science des choses irrégulières et imprécises comme les choses terrestres? Denyer explique qu'Aristote résout le problème avec le « Principe de Plénitude »: principe selon lequel si une chose peut arriver alors elle arrivera, si on lui en donne la possibilité. Chez Aristote, le monde étant éternel, des choses possibles ont le temps de pouvoir arriver. Ce qui est possible et à qui il est donné l'opportunité d'advenir, adviendra puisqu'on lui en a donné l'opportunité. Après avoir réhabilité la physique en lui donnant un statut de science, Aristote doit construire une réflexion épistémologique propre à cette science. Si la science s'adapte à son objet, il faut que les méthodes s'y adaptent aussi. La force de la physique aristotélicienne réside dans sa capacité à déterminer son objet, ses méthodes de recherche et ses limites. C'est pourquoi Enrico Berti dit à son sujet: « c'est une physique, évidemment, capable d'établir les conditions de sa propre possibilité, c'est-à-dire de se fonder elle-même, ou bien une science qui comprend elle-même sa propre fonction ». Pour ce dernier, il est clair qu'Aristote a trouvé son camp: ce sera la méthode dialectique ou rien d'autre.

          Lorsqu'Aristote énumère les différentes possibilités et dresse un canevas théorique, « nous sommes en présence d'une parfaite division par dichotomie qui ne néglige aucune possibilité et les embrasse toutes. Son origine dialectique, et plus précisément platonicienne, ne faire pas de doute (...). Si l'on réussit à réfuter toutes ces possibilités à l'exception d'une, cette dernière se trouve démontée d'une manière incontestable: voilà donc un cas où un procédé typiquement dialectique peut donner lieu à une véritable démonstration ». Aristote réfute ses prédécesseurs en employant un procédé de type dialectique: déduction des conséquences qui dérivent des prémisses admises par eux. Nicholas Denyer explique que l'on retrouve chez Aristote des « tendances protagoraciennes » où l'homme est mesure de toutes choses. Aristote part des opinions des autres. D'ailleurs, le fait qu'Aristote procède par induction s'inscrit bien dans cette démarche. En effet, Aristote part des phénomènes; or, comme le rappelle Enrico Berti,  le terme de « phénomène » a deux sens chez Aristote: tout d'abord, il s'agit des données immédiates de l'expérience. Mais cela renvoie aussi aux vues, avis, opinions.

          Si Aristote part des opinions des autres, il emploie aussi les autres procédés de la dialectique. En effet, pour Enrico Berti, un instrument typiquement dialectique utilisé par Aristote est « l'analyse du langage humain ». Dans Die aristotelische Physik. Untersuchungen über die Grundlegung der Naturwissenschaft und die sprachlichen Bedingungen der Prinzipienforschung bei Aristoteles (Göttingen, Vandenhoek und Ruprecht, 1962, PP. 85-100), Wieland a parlé d'une différenciation d'un présavoir indifférencié, qui serait le langage. Le chapitre 1 du livre I illustre parfaitement cette idée. En effet, Aristote écrit qu'il « faut aller des universels aux particuliers, car la totalité est plus connue selon la sensation, et l'universel est une certaine totalité; en effet, l'universel comprend plusieurs choses comme parties. Mais d'une certaine manière, c'est la même chose que subissent aussi les noms par rapport à la définition. En effet, c'est une certaine totalité qu'ils signifient, et de manière indéterminée (...) » (Physique, I, 1, traduction Pierre Pellegrin). Ici, il y a une double utilisation du langage. D'une part, le langage sert d'exemple pour expliquer ce qu'il veut dire par « ce qui est plus connu et plus clair par nature » et « ce qui est plus clair et plus connu pour nous ». Il a dans ce contexte la même valeur que l'exemple du cercle ou celui de l'enfant qui considère tous les hommes comme des pères et toutes les femmes comme des mères. Mais d’autre part, le mot, le nom signifient une certaine totalité, qui est indéterminée et la définition de ce nom va servir à distinguer les parties de cette totalité et à mieux déterminer cet universel.

          Il n'est pas anodin qu'Aristote utilise cet exemple à cet endroit précis du livre; en effet, le premier chapitre du premier livre peut être considéré comme une sorte d'introduction à la recherche d'Aristote et, par cet exemple, il explique toute sa démarche définitionnelle, qui est  omniprésente dans la Physique. En effet, Aristote a un souci de définir les termes qu'il utilise; il s'interroge sur l'essence du temps, du mouvement, du lieu, de la nature, de la continuité, de l'ensemble, etc. L'exemple du nom est donc une prédiction de ce qu'Aristote fera par la suite dans toute son étude de la nature. Il part d'un nom, d'un universel, flou et vague dont on ne distingue pas vraiment les parties, et il va chercher à connaître les différentes parties, à les dégager de cette totalité afin de mieux la connaître et la comprendre. Toute la démarche d'Aristote est présente dans cet exemple introductif. Plus que tous ses prédécesseurs, Aristote a un besoin de définir car étudier la nature consiste, pour lui, à connaître précisément tout ce qui la constitue, - connaître, non pas vaguement, mais distinctement. Le chapitre 3 du livre V est, de ce point de vue, extrêmement paradigmatique de cette volonté aristotélicienne de trouver la bonne définition. La définition joue là le rôle d'une prémisse. On part d'elle pour élaborer un raisonnement et on ne peut raisonner justement que si l'on s'est bien entendu sur les termes du problème. Ce chapitre pourrait s'intituler « le lexique aristotélicien »; il s'agit d'une suspension dans la recherche, suspension nécessaire pour relancer le raisonnement: «  Je dis « ensemble » selon le lieu toutes les choses qui sont dans un lieu unique premier, « séparément » toutes celles qui sont dans un lieu différent; « en contact » ce dont les extrémités sont ensemble; « intermédiaire » ce vers quoi ce qui change arrive naturellement avant d'arriver à l'extrême vers lequel change ce qui change naturellement continûment ».

          De plus, Aristote utilise un procédé typiquement dialectique qui est la distinction de plusieurs significations d'un même mot. Par exemple, lorsqu'il étudie le temps, Aristote le définit de différentes façons et l'envisage sous différents aspects. Le temps est « ce qui est déterminé par le « maintenant » », mais c'est aussi « le nombre d'un mouvement selon l'antérieur et le postérieur », ou encore « ce par quoi le mouvement a un nombre » (Physique, livre IV, chapitre 11). Aristote apparaît comme fasciné par le langage ; il définit d’ailleurs l’homme comme celui des animaux qui possède la parole, Zoon logon ekon (Politique, I, 2). Il n’est donc pas étonnant que la philosophie aristotélicienne soit enracinée « dans le phénomène du langage », pour reprendre l’expression de Pierre Aubenque (Problèmes aristotéliciens, Vrin, 2009). La dialectique tout entière est pour lui une sorte d'analyse du langage: l'adverbe « dialektikos », nous rappelle Enrico Berti, est synonyme de « logikos » et signifie « du point de vue du langage ».

          La Physique est « un ouvrage de dialectique » pour reprendre l'expression de Berti du fait des nombreux procédés dialectiques utilisés par Aristote (= « argumentations qui prennent  comme prémisses l'opinion de quelque interlocuteur ou adversaire, et tirent de celles-ci des conséquences qui sont contradictoires par rapport à cette thèse elle-même, ou bien entre elles, ou bien par rapport à une autre opinion universellement admise »). Il ne s'agit pas de « démonstrations physiques » au sens moderne du terme mais de « démonstrations logiques »; cependant « leur valeur de vérité n'en est pour cela aucunement diminuée ». A voir comment Aristote défend le statut scientifique de la physique, on peut se demander s'il ne pourrait pas être considéré comme un physicien. Il détermine les objets de cette science, les définit, en étudie les propriétés, établit des rapports. Décidément, tout laisse à croire qu'Aristote est un physicien.




    III. Aristote: un physicien?



          Mais la Physique d'Aristote nous permet-elle de considérer Aristote comme un physicien? Selon Charles Kahn, tous les traités d'Aristote font partie d'une entreprise globale qui est l'étude de la nature; pour lui, il est certain qu' « Aristote travaille délibérément comme physikos, comme étudiant de la nature ». Il peut, en effet, sembler étrange de se demander si Aristote était un physicien ou non. On voit clairement dans la Physique qu'il s'interroge sur la nature, étudie ce qui la constitue et tente d'en percer les mystères. Mais cela fait-il pour autant de lui un physicien? Aristote établit-il des lois, c'est-à-dire des vérités universelles et nécessaires ? Dans la Physique, il y a une volonté primordiale de définir, d'identifier, d'aller jusqu'à l'essence des choses de la nature. Et parallèlement à cela, Aristote veut aussi démontrer, mesurer, calculer, établir des rapports; on pourrait presque parler d'une mathématisation de sa recherche. Mais quelle est la valeur de cette mathématisation?

          Lors de son intervention intitulée  « Sur la détermination du mouvement selon Aristote et les conditions d'une mathématisation », Gandt relève une contradiction dans la démarche aristotélicienne. En effet, la théorie aristotélicienne du mouvement est ambigüe car d'un côté le changement/ le mouvement paraît indéterminé dans son essence même mais Aristote offre les premiers développement d'un traitement mathématique du mouvement. L'idée même d'une science de la nature ne va pas de soi et « on devrait trouver Aristote bien audacieux d'employer quelquefois cette formule de peri phuseos episteme, lorsque l'on connaît les exigences si fortes qu'il impose, en principe, à un exposé scientifique, c'est-à-dire démonstratif; l'énonciation véritablement scientifique suppose un enchaînement d'appartenances nécessaires, et cela exclut a priori une connaissance scientifique des objets changeants ». Cependant, Aristote ne cesse d'établir des rapports, de mesurer, de mathématiser la nature, alors que la mathématisation de la nature était une des choses qu'il reprochait le plus à Platon. Comment a-t-il pu transgresser ses propres principes?

          Gandt explique qu'Aristote veut dégager « une topique des mouvements ». La topique est un mode d'enquête exploratoire et classificatoire qui vise à décider quelles bonnes questions on peut poser à propos d'un sujet donné. La Physique contient bien les éléments d'une topique car elle expose les diverses manières d'interroger un mouvement et dresse une liste de questions pertinentes à propos d'un mouvement. Parmi ces questions, il y a évidemment celle de savoir si un mouvement est mesurable, à quoi il est proportionnel et par rapport à quoi il peut être mesuré. La topique implique donc la mathématisation ou en tous cas, elle ouvre une voie vers la mathématisation car elle interroge tout ce qui peut être interrogé dans le mouvement et, par nécessité, elle interroge aussi la mathématisation du mouvement. La question est posée par l'étude du temps. En effet, Aristote définit le temps comme « le nombre d'un mouvement selon l'antérieur et le postérieur » ou « ce par quoi le mouvement a un nombre » (Physique, Livre IV, 11). Il écrit plus loin que « le temps n'est pas un mouvement mais le nombre d'un mouvement » (Physique, Livre IV, 12). Tous ces indices doivent être considérés comme une anticipation de ce qu'Aristote fera plus loin dans son ouvrage. Si le temps permet de mesurer le mouvement alors le mouvement est mathématisable. C'est pourquoi Gandt écrit: « Ce que j'ai appelé la topique des mouvements débouche lors sur les rudiments d'une mathématisation, par l'emploi des relations de plus et de moins, par l'usage des rapports et finalement par l'énonciation de proportionnalités entre couples de termes. Par exemple, l'étude de la divisibilité du mouvement selon ses différents aspects, conduit à affirmer qu'un plus petit mouvement doit se produire dans le temps moitié » (Physique, VI, 4). En effet, Aristote écrit: « Si donc la totalité du mouvement a eu lieu dans le temps entier, dans la moitié du temps le mouvement sera moindre, et le temps ayant été à nouveau divisé, moindre encore que ce dernier mouvement, et ainsi de suite. Si le mouvement est divisible, le temps est aussi divisible de la même manière. En effet, si l'ensemble du mouvement a lieu dans le temps tout entier, la moitié du mouvement aura lieu dans la moitié du temps, et à nouveau encore moins de mouvement dans encore moins de temps ».

          En ce sens, on peut affirmer qu'Aristote est un physicien qui étudie les propriétés de son objet, essaie de le mesurer, de le rationnaliser, de le soumettre à des lois universelles et nécessaires, comme celles de la mathématique. Gandt conclut alors que « l'indétermination du mouvement, qu'Aristote lui-même avait posée au départ de son enquête, a bien été, si l'on ose ainsi parler, transgressée ». Aristote hérite des philosophes de la nature qui l'on précédé et il n'échappe pas à la tentation de la mathématisation de la nature, même s'il le fait autrement que ses prédécesseurs. Cependant, cette mathématisation fait-elle pour autant d'Aristote un physicien? Dans la préface de l'ouvrage retranscrivant ce colloque, Gandt et Souffrin décrivent la Physique comme « une enquête philosophique sur les principes de la science de la nature, montrant comment devraient être constitués ses fondements, c'est-à-dire les définitions des termes primordiaux de la théorie, les principes supérieurs que l'on pourrait y utiliser, les règles de méthodes qu'il faudrait suivre ». Il ne s'agit pas d'une enquête physique ni d'une enquête scientifique concernant la nature. La Physique est-elle l'oeuvre d'un physicien ou celle d'un philosophe?

          Malgré quelques incursions dans le royaume des mathématiques, Aristote garde les pieds dans celui de la philosophie. En cela, l'intervention de Gandt et celle de Brague sont en opposition. Le but d'Aristote n'est pas d'établir des relations nécessaires ni de mathématiser le mouvement, il veut tout simplement le réhabiliter ontologiquement. Brague s'interroge sur la définition qu'Aristote donne du mouvement; il s'agit d'un « acte de la puissance en tant que telle » (Physique, III, 1). Il est étrange qu'Aristote veuille donner une définition du mouvement. Il n'a pas de prédécesseur en ce domaine. La physique qui a suivi celle d'Aristote n'a jamais cherché non plus à définir le mouvement mais seulement à en étudier les propriétés. C'est peut-être pour cela qu'Averroès a écrit au sujet de la Physique les lignes suivante: « L’auteur de ce livre est Aristote, fils de Nicomaque, le plus sage des Grecs, qui a fondé et achevé la logique, la physique et la métaphysique. Je dis qu’il les a fondées, parce que tous les ouvrages qui ont été écrits avant lui sur ces sciences ne valent pas la peine qu’on en parle et ont été éclipsés par ses propres écrits. Je dis qu’il les a achevées, parce qu’aucun de ceux qui l’ont suivi jusqu’à notre temps, c’est-à-dire pendant près de quinze cents ans, n’a pu rien ajouter à ses écrits, ni y trouver une erreur de quelque importance » (Préface au commentaire moyen de la Physique, cité par Ernest Renan dans Averroès et l’averroïsme, ennoïa, 2003, p. 56). Aristote n'est pas un physicien comme les autres car il n'est pas un physicien, il est un philosophe de la nature. Et, à ce titre, il s'intéresse plus aux définitions qu'aux propriétés, aux causes plus qu'aux rapports de proportionnalité. Aristote veut réhabiliter le mouvement, montrer qu'il peut être un objet de la physique. Rémi Brague explique que « la possibilité de définir est le gage d'une certaine consistance de l'objet défini. En définissant le mouvement, Aristote ne cherche pas à construire un concept, mais à montrer que la réalité manifeste du mouvement possède une consistance propre ». Aristote veut montrer que le mouvement a une dignité telle qu'il mérite que l'on parle de lui en employant le verbe « être ». La consistance du mouvement ayant été niée par Parménide, Aristote se donne pour tâche de montrer que les Anciens ont eu tort. Aristote procède à une réhabilitation ontologique du mouvement. Il a le souci d'élaborer « un savoir du sensible » pour reprendre l'expression de Brague. Avec cette définition, Aristote veut « assurer la légitimité de toute entreprise d'un savoir de la nature en campant le mouvement dans l'être ». En fin de compte, ce qui est le plus important pour Aristote, c'est de montrer l'intérêt du mouvement pour les physiciens plutôt que de le mesurer ou de le mathématiser.

          L'intervention de Rémi Brague permet donc de nuancer celle de Gandt et d'introduire celle de Wardy, qui s'intitule « Le jeu des nombres aristotéliciens ». Alors que Gandt voulait démontrer les rudiments d'une mathématisation dans la Physique, Rémi Brague montre qu'Aristote est le seul, dans l'histoire de l'étude de la nature, à vouloir définir le mouvement, personne ne l'avait fait avant lui et personne ne l'a fait après lui. Wardy ira plus loin encore: le but d'Aristote est ailleurs que dans l'énonciation de lois universelles et nécessaires. En étudiant le chapitre 5 du livre VII, on voit que certaines propositions mathématiques élémentaires se maintiennent parmi les quatre termes suivants: l'gent du changement, son objet, le temps pendant lequel le changement a lieu et la portée du changement. Ainsi, comme le redoute Wardy, on pourrait voir Aristote comme « l'initiateur d'un développement de la physique mathématique ». Mais cette hypothèse énoncée sous forme d'opinion est celle de l'histoire whig. La position whig ou "positiviste" est une méthode d'interprétation selon laquelle si Aristote utilise des lettres pour identifier des facteurs cinétiques, cela indique une tendance vers l'abstraction et la formulation. Les proportions auraient alors le rang de lois cinétiques. L'interprétation whig considère comme des lois les proportionnalités de Physique VII, 5. Et donc ils sont forcément amenés à constater qu'Aristote s'est trompé et qu'il a échoué dans sa démarche. Wardy affirme alors qu' « Aristote n'a pas du tout échoué piteusement dans la tâche qu'on lui a imposée, mais il s'est engagé dans une tout autre enquête ».

          La mathématisation entreprise par Aristote n'a pas fait avancer la physique aristotélicienne et cela est encore une preuve qu'Aristote était avant tout un philosophe de la nature et non un physicien.  La conclusion de Wardy étant fondamentale pour notre raisonnement, nous nous proposons d'en retranscrire quelques lignes: « Le 5e chapitre, qui vise très précisément les problèmes spéciaux du livre auquel il appartient, n'a pas et ne peut pas avoir d'importance pour la physique aristotélicienne en général. il convient d'insister sur cette observation. ce chapitre ne peut donner aucune contribution positive à l'étude de la nature entreprise par Aristote, quelle que soit l'importance possible de ce texte quand il s'agit de l'inspiration des savants postérieurs engagés dans des projets de caractère mathématique. Les proportionnalités ne peuvent pas fonctionner comme des lois, selon toute acception raisonnable de ce mot. En un mot, les formules ne s'appliquent pas au mouvement naturel, puisque la séparation qu'elles accusent entre l'agent et le patient ne peut s'appliquer à des choses possédant une source interne du changement ».

          La mathématisation du mouvement ne tient donc pas une place fondamentale dans l'étude de la nature faite par Aristote et Wardy relativise, en ce sens, l'intervention de Gandt. Aristote a dû faire cette mathématisation mais il ne lui accordait pas un rôle crucial, comme l'affirme Wardy: « les proportions ont dû être formulées uniquement pour répondre aux pressions qui ont surgi dans le contexte immédiat du 7e livre. Les manoeuvres d'Aristote dans le 5e chapitre servent à défendre l'argument de la reductio qui se développe dans le 7e livre. l'auteur n'a pas voulu que ses formulations s'appliquent à des problèmes qui échappent aux limites de ce livre-là ». Aristote ne voulait pas faire des généralisations qui transforment ses conclusions, - propres à ce chapitre, à ce contexte -, des lois universelles et nécessaires. Aristote reste donc un philosophe de la nature mais on ne peut le qualifier de physicien, et encore moins de mathématicien.























    Conclusion:






          La tâche d'Aristote est cruciale dans la Physique. Il doit montrer qu'une science de la nature est possible, qu'elle a un degré de scientificité également valable que celui des mathématiques, même si ce degré de scientificité comporte plus de souplesse, moins de rigueur et moins d'exactitude. Il doit également faire une recherche épistémologique afin de voir les méthodes et les limites de ces méthodes, propres à cette science dont l'objet est si particulier, si difficilement déterminable. Et le travail est rendu plus complexe par la présence passée des prédécesseurs qui ont étudié le même objet mais en ont dégagé des conclusions différentes. Cependant, plutôt que d'ignorer cet héritage du passé, Aristote s'en sert comme point de départ de sa réflexion, montrant par là même que la méthode de la physique est la dialectique. Les philosophes du passé se sont trompés mais certaines opinions étaient justes; les autres, à défaut d'être vraies, vont pouvoir jouer un rôle heuristique et faire avancer la recherche. Elles vont servir à renforcer le raisonnement d'Aristote. Aristote envisage les conditions d'une science de la nature et se donne les moyens de la rendre possible. Dans son intervention Enrico Berti réfléchit aussi à la place de la Physique par rapport aux autres traités sur la nature et il en conclut que, par rapport aux traités plus particuliers qui forment les autres ouvrages de physique, comme De Caelo, De generatione et corruptione ou les Météorologiques, la Physique proprement dite « peut sembler une simple introduction. Mais selon la conception aristotélicienne de la physique comme recherche des principes et des causes premières, elle est déjà une partie intégrante de cette science et même la partie la plus intéressante au point de vue philosophique ». Il est intéressant de souligner qu'il se situe « au point de vue philosophique ». Aristote étudie bien la nature d'un point de vue philosophique et non du point de vue d'un physicien. La Physique n'est donc pas l'oeuvre d'un physicien mais celle d'un philosophe et il faut avoir cette idée à l'esprit pour comprendre le texte et ne pas faire des contre-sens. Gandt et Souffrin conclut leur préface en affirmant qu' « il n'y a peut-être pas à chercher dans la Physique une inspiration immédiatement féconde pour la pensée scientifique. On pourrait dire, sans trop de paradoxes, qu'il n'y a pas de physique dans la Physique, parce que la science physique telle qu'elle se pratique aujourd'hui laisse précisément hors de question ce qui fait l'essentiel du discours d'Aristote: qu'est-ce que le mouvement? Peut-on appliquer les mathématiques aux objets naturels? Comment le langage, avec ses habitudes et ses contraintes, peut-il modeler notre appréhension de la nature, etc. ? »





     


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  •      « Selon les sources dont on dispose, on sait que la prudence est déjà classiquement à l’époque une des quatre vertus premières : prudence, tempérance, courage et justice », écrit Danielle Lories dans Le sens commun et le jugement du phronimos. Dans l’Antiquité, en effet, les vertus ne peuvent exister sans la prudence. Le concept de prudence, en grec phronésis, est au centre des enseignements éthiques aristotéliciens et épicuriens, à tel point qu’elle peut apparaître comme étant la reine des vertus. Pour les deux philosophes, ceci ne fait aucun doute : la prudence doit se trouver au cœur de l’éthique puisqu’elle est inextricablement liée à l’action humaine. Mais qu’est-ce que la prudence ? Pourquoi ce concept bénéficie-t-il d’une place si importante dans le système aristotélicien et dans l’enseignement épicurien ? Que ce soit Aristote ou Epicure, chacun la définit comme une vertu ; elle releverait donc, par nécessité, de l’intellect. Elle serait l’intellect mis au service de l’agir humain. Humain, précisément. En effet, appartenant à la sphère de l’âme humaine, elle participe de notre humanité et nous distingue des autres animaux. Ce n’est évidemment pas la seule vertu qui nous fait hommes mais elle manifeste et fonde, avec d’autres vertus, notre humanité. Dans La Lettre à Ménécée, la prudence est définie par Epicure comme « raisonnement vigilant » (Lettre à Ménécée, Hatier, 1999, traduction Pierre Pénisson) ; similairement, on trouve dans l’Ethique à Nicomaque cette définition d’Aristote : « Quant à la raison correcte, en l’occurrence, c’est la sagacité » (1144 b 28). La prudence ou la sagacité, pour reprendre la traduction de Richard Bodéüs, est intimement liée à la raison. Elle est donc proprement humaine et cela peut aussi être une raison pour laquelle elle a une place si importante chez Aristote et Epicure, et, en général, chez les philosophes de l’Antiquité ; il s’agit, en effet, de définir l’être humain. Derrière la définition de la prudence, il y a tout l’enjeu de la définition de l’être humain. Qu’est-ce qui nous distingue des autres animaux ? Si nous sommes différents, alors quel est notre devoir, quelle doit être notre fin, en tant qu’hommes ? Si interroger la prudence revient à interroger la nature humaine, on voit immédiatement que la prudence n’est pas une vertu autonome, détachée de toutes les autres. Qu’elles soit liée à d’autres vertus ou qu’elle suscite d’autres vertus, elle ne peut être conçue indépendamment de tout ce qui constitue l’intellect humain. Pour être efficace, elle doit se trouver au cœur d’un système, interagir avec d’autres vertus, des forces et des capacités.

         Mais alors, pourquoi y a-t-il une désignation, une caractérisation de la prudence comme étant épicurienne ou comme étant aristotélicienne ? A première vue, en effet, il semble ne pas y avoir de différence entre ces deux prudences. Dans quelle mesure y a-t-il lieu de distinguer prudence épicurienne et prudence aristotélicienne ? D’un côté, la prudence chez Aristote donne lieu à un long développement dans l’Ethique à Nicomaque et est enveloppée dans un système très particulier et très complexe. Elle appartient à une certaine partie de l’âme, partie qui se subdivise elle aussi en d’autres parties. Elle est localisée et localisable au sein de l’âme, interagissant avec d’autres vertus. De l’autre côté, on trouve un paragraphe sur la prudence dans la Lettre à Ménécée qui l’établit au sommet de tout, sans longue description ou développement dense. Si pour Epicure et Aristote, la prudence se situe au coeur de l’éthique, elle n’a pourtant pas le même statut, ni la même place. Cela nous conduira à interroger la possibilité de la prudence, c’est-à-dire les conditions d’accès et d’usage effectif afin d’étudier les raisons qui font de cette vertu un enjeu pour le bonheur humain.

    Prudence épicurienne et prudence aristotélicienne ont ceci de commun qu’elles sont toutes deux situées au cœur de l’éthique. Si elles sont similaires dans leur essence, elles se distinguent par leur statut.

         En effet, Aristote et Epicure sont d’accord sur le fait que la prudence est une vertu. Epicure écrit qu’« elle est plus précieuse encore que la philosophie, puisque les autres vertus procèdent d’elle ». Si les « autres » vertus procèdent d’elle, cela signifie qu’elle est, elle aussi, une vertu, mais une vertu particulière, qui se distingue des autres. Tiphaine Karsenti définit la prudence épicurienne comme « la vertu du sage » ; c’est-à-dire « une attitude pratique, une force de l'esprit qui met l'homme prudent à l'abri des principaux écueils de l'existence » (glossaire de la Lettre à Ménécée, Hatier, 1999, traduction Pierre Pénisson). La prudence épicurienne est une vertu et la vertu est, pour Epicure, une capacité, une force qui caractérise et détermine celui qui la possède et la met en œuvre. Sur ce point, la prudence aristotélicienne est similaire à la prudence épicurienne ; il s’agit aussi d’une vertu. Mais qu’est-ce qu’Aristote entend par « vertu » ? La vertu aristotélicienne est un état et non une capacité ; elle est un état qui fait de l’homme un homme bon et lui permet de remplir son office propre : « toute vertu met finalement en bon état ce dont elle est vertu et en même temps, lui permet de bien remplir son office. Ainsi, la vertu de l’œil fait que l’œil est parfait et remplit bien son office, car la vertu de l’œil fait que nous voyons bien » (1106 a 15-20). Elle a deux formes : une forme intellectuelle et une forme morale (EN, 1103 a 15) et la prudence est une vertu intellectuelle. De plus, la vertu aristotélicienne se définit comme une moyenne : « la vertu est une sorte de moyenne, puisqu’elle fait à tout le moins viser le milieu » (1106 a 28). Dans le lexique aristotélicien, la vertu est « un état accompagné de raison correcte » et la prudence est cette vertu qui manifeste « la raison correcte » (1144 b 26-29). Prudence épicurienne et prudence aristotéliciennes sont donc des vertus qui relèvent de l’intellect ou de la raison humaine ; pour le moment, elles ne diffèrent que par la définition qui est donnée de la vertu par les deux philosophes. A quel domaine cette vertu appartient ?

         La prudence épicurienne et la prudence aristotélicienne ont d’emblée une dimension éthique. Elles trouvent leur place et leur fonction dans une réflexion sur les actions humaines. Après avoir distingué l’homme des autres animaux,  la philosophie pratique pose la question suivante : comment l’homme, en tant qu’animal particulier, doit-il agir ? Quelle est la fin en vertu de laquelle il doit agir ? Face à l’homme se trouvent le bien et le mal et celui-ci doit choisir le bien puisque, comme Aristote l’indique au début de son ouvrage : « le bien, c’est la visée de tout » (1094 a 3) puis « est final, disons-nous, le bien digne de poursuite en lui-même, plutôt que le bien poursuive en raison d’un  autre (…), or ce genre de bien, c’est dans le bonheur qu’il consiste » (1097 a 31-35) et Epicure : « il faut rechercher ce qui nous rend heureux ». La fin de l’homme est le bien, c’est-à-dire le bonheur. Il faut donc orienter nos actions en fonction de cette fin. La prudence va constituer l’instrument par excellence nous permettant de juger du bien et du mal. Chez Epicure, la prudence « s’interroge sur les raisons d’un choix ou d’un refus, délaissant l’opinion qui avant tout fait le désordre de l’âme ». Elle participe donc de la subjectivité de l’individu, elle appartient à la conscience de soi en se définissant comme jugement et comme délibération. Chez Aristote, la prudence sert l’action ; elle est pratique. Il écrit qu’"il semble alors que le propre d'un homme sagace soit la capacité de parfaitement délibérer quand est en jeu ce qui semble bon pour lui et utile (...). Sera sagace l'individu qui sait délibérer". La prudence ou la sagacité revient à savoir faire "le bon calcul" (1140 a 25-31). Il affirme encore que « la sagacité, pour sa part, concerne les biens humains, c'est-à-dire ceux qui font l'objet de délibération puisque l'homme sagace a pour principale fonction, disons-nous, de bien délibérer (1141 b 9-10). La prudence épicurienne et la prudence aristotélicienne ont ceci de commun qu’elles sont intimement liées à l’action et ont donc nécessairement une dimension éthique. Touchant à l’agir humain, la prudence intéresse également la sphère politique puisqu’elle participe du “bien-vivre-ensemble”. La prudence a donc une dimension éthique, et, par extension, politique.

         Mais où se trouve la prudence dans la philosophie épicurienne et dans la philosophie aristotélicienne? On a vu qu’elle était considérée comme un vertu, comme une vertu particulière, qu’elle appartenait à l’éthique, à la philosophie pratique et donc à la philosophie morale mais quelle est sa place chez Epicure et sa place chez Aristote ? Chez Epicure, elle est placée, comme on l’a dit plus haut, au sommet de tout. Elle est « le plus grand des biens », « elle est plus précieuse encore que la philosophie, puisque les autres vertus procèdent d’elle naturellement ». La prudence est supérieure à la philosophie car elle est un savoir pratique ; elle « enseigne qu’une vie sans prudence ni bonté ni justice ne saurait être heureuse et qu’on ne peut pratiquer ces vertus sans être heureux ». Elle est nécessaire au bonheur car elle enseigne les ingrédients du bonheur. Elle suscite les autres vertus, elle constitue donc la vertu première. Chez Epicure, la prudence est la reine des vertus. On voit là une grande différence avec la philosophie aristotélicienne.

    La prudence se trouve au cœur d’un raisonnement systématique. Elle est supérieure à certaines vertus mais ce n’est pas la plus grande vertu. Il y a d’ailleurs une grande ambiguïté chez Aristote à ce sujet. Le schéma ci-dessous situe la prudence dans le système d’Aristote ; elle se trouve, parmi les vertus intellectuelles, dans la partie calculatrice ou opinative, qui se trouve elle-même dans la partie rationnelle, au sens fort, de l’âme. On voit immédiatement qu’il y a une sorte de concurrence entre la sagesse et la prudence : “chacune des deux est vertu d’une partie différente de l’âme” (1143 b 15). Si la prudence est reine dans son royaume, la sagesse l’est dans le sien. Une note de Bodéüs explique que la sagacité paraît commander à la sagesse parce qu’”elle produit quelque chose” (1143 b 35). Mais Aristote subordonne-t-il vraiment la sagesse à la prudence? Antonin François Rondelet répond par la négative dans son ouvrage Exposition critique de la morale d'Aristote (Librairie de Joubert, 1847). Certes, « sans la prudence, la sagesse serait stérile » : mais la prudence est subordonnée à la sagesse car c’est à cause de la sagesse que la prudence est autorisée à prescrire ou à ordonner quelque chose. Sagesse et prudence interagissent et sont interdépendantes mais la prudence n’est en aucun cas la reine des vertus. L’auteur précise que « lorsque nous agissons, nous cherchons en général ce qui est conforme à notre nature ; il est donc indispensable d'en connaître la loi; la faculté qui nous la montre, c'est la sagesse ; la faculté qui l'applique, c'est la prudence. Il en résulte que la sagesse est une faculté ou un moyen de connaître de la nature de l'intelligence ou de la science et qui a avec eux les plus intimes rapports ; comme eux, elle porte sur ce qui ne peut pas être autrement qu'il n'est car il y a des choses que le sage peut démontrer : elle est immuable et souveraine. La prudence, au contraire, varie suivant les individus; elle produit, comme l'art, tout ce qui pourrait être autrement qu'il n'est, car tel est le caractère des actions sur lesquelles on délibère ; elle est proportionnée au développement intellectuel des individus, à la connaissance plus ou moins complète que chacun peut avoir des circonstances, des événements, des détails en un mot ». Aristote précise, comme s’il se doutait de l’ambiguïté qu’ « il serait, en effet déplacé d'aller croire que la politique ou la sagacité, serait la plus noble des vertus, dès lors que la réalité suprême dans l'Univers n'est pas l'homme (1141 a 20). La prudence n’est pas la reine des vertus car l’homme n’est pas le roi de l’univers.


    De plus, si pour Epicure, la prudence entraîne toutes les autres vertus, ce n’est pas du tout le cas pour Aristote; au contraire, la prudence est elle-même entraînée par d’autres vertus: la vertu morale. Aristote écrit en effet que “si l’homme remplit son office, c’est en manifestant la sagacité et la vertu morale. La vertu fait en effet que son but est correct et la sagacité, que sont corrects les actes qu’il juge utiles dans la perspective de ce but” (1144 a 6-9) ou encore qu’on ne peut être « sagace sans la vertu morale » (1144 b 30). La prudence épicurienne n’est pas conditionnée par d’autres vertus et c’est pourquoi elle est supérieure à toutes les vertus. Cependant, et c’est là où il y a ambiguïté, Aristote donne à la prudence une définition qui pourrait laisser penser qu’elle est la reine des vertus. En effet, d’un côté, Aristote critique ceux qui prétendent que toutes les vertus sont des formes de prudence mais concède que toutes les vertus « ne vont pas sans sagacité » (1144 b 20). Pour que le lecteur n’identifie pas la prudence à La vertu par excellence, il décide de « changer un peu la formule » et définit la vertu comme « l’état accompagné de raison correcte » et la sagacité comme « la raison correcte » (1144 b 20-28). Les vertus s’accompagnent de raison. Mais si l’on suit le raisonnement jusqu’au bout, on pourrait affirmer que toute vertu doit être accompagnée de prudence, c’est-à-dire de la raison correcte. La prudence apparaît bien comme la condition sine qua non de toute vertu. Pour des raisons anthropologiques et religieuses, Aristote se défend de dire que la prudence est la reine des vertus mais tout son raisonnement systématique ne fait que confirmer cette supériorité.

    Situées au cœur de l’éthique, la prudence épicurienne et la prudence aristotélicienne apparaissent comme des défis posés à l’homme. Elles jouissent d’un statut particulier qui rendent leur acquisition difficile. L’homme prudent est-il un idéal impossible à atteindre ?

         Cette question a en effet lieu d’être posée puisque chacun des deux philosophes insistent sur les conditions d’acquisition de cette vertu. A partir du moment où elle est un enjeu dans la sphère de l’éthique, il faut se demander dans quelle mesure elle est accessible. La Lettre à Ménécée se présente comme un programme d’étude, un mode d’emploi à suivre à la lettre, un guide. Il s’agit d’un enseignement : « Suis et pratique l’enseignement que je ne cesse de te prodiguer ». On trouve tout un vocabulaire de l’apprentissage : « Comprends qu’il y va des principes de la vie heureuse », « songe qu’un dieu est un être immortel », « habitue-toi à la pensée que la mort n’est rien pour nous ». Il faut écouter, de manière active, plutôt que d’une manière passive. Il faut réfléchir et se créer de nouvelles habitudes. L’action humaine ne doit pas être aveugle, elle doit être guidée par la prudence. Epicure dispense un enseignement théorique de la prudence, qui, pour être efficace doit être mis en pratique. La fin de la lettre montre que l’apprentissage de la prudence est long : « médite ces enseignements et tout ce qui s’y rattache. Pratique-les à part toi et avec ton semblable. Pratique-les le jour et la nuit ». Quant à Aristote, il affirme que « c’est un travail d’être vertueux » (1109 a 24). La vertu n’est pas « naturelle » : « ce n’est ni naturellement ni contre-nature, que nous sont données  les vertus. Au contraire, la nature nous a faits pour les recevoir, mais c’est en atteignant notre fin que nous les acquérons, par le moyen de l’habitude » (1103 a 24-25). En ce qui concerne la vertu intellectuelle, « c’est en grosse partie à l’enseignement qu’elle doit de naître et de croître. C’est précisément pourquoi elle a besoin d’expérience et de temps. Mais si elle est morale, elle est le fruit de l’habitude » (1103 a 15-17). Bodéüs explique que la vertu intellectuelle s’acquiert après la vertu morale. Si la prudence naît de l’enseignement, elle se définit aussi comme une forme de savoir. Aubenque explique que « le prudent n’est lui-même invoqué comme juge que parce qu’il a du jugement, de l’expérience, bref, une « connaissance », même s’il ne s’agit plus d’une connaissance du transcendant » (La Prudence, p. 51). Il affirme plus loin que le prudent selon Aristote est celui qui « connaît ce qui est bon pour lui-même (…) et pour les hommes en général » (Prudence, p. 57, note 1). La prudence aristotélicienne, comme la prudence épicurienne demandent un temps long d’apprentissage. La prudence est loin d’être innée ; Epicure et Aristote s’accordent sur ce point.

         Mais toute la difficulté réside précisément dans cette question. En effet, si la prudence relève de l’enseignement et de l’intellect, elle est théorique. Reste à l’homme de savoir lier la théorie à la pratique… Aubenque définit la phronésis aristotélicienne comme « ce savoir singulier, plus riche de disponibilité que de contenu, plus enrichissant pour le sujet que riche d’objets clairement définissables et dont l’acquisition suppose non seulement des qualités naturelles, mais ces vertus morales qu’il aura en retour mission de guider » (p. 60). Si la prudence épicurienne est une attitude pratique, elle doit encore assumer la jonction entre le théorique et le pratique. Le défi est là : il faut pratiquer l’enseignement qu’on a reçu, faire usage de cette prudence pour la rendre effective. La prudence épicurienne est une vertu théorique qui doit s’appliquer au champ pratique. La prudence aristotélicienne est plus complexe car elle n’est pas purement ou seulement intellectuelle. Elle est la seule vertu qui se rapporte directement à l’agir moral. Le prudent est un homme d’action. Il n’y a donc pas un gouffre entre la théorie et la pratique chez Aristote car l’intellect et la morale ne se dissocient pas. Aristote explique que « la sagacité n'est pas non plus seulement connaissance des choses universelles; au contraire,  elle doit aussi avoir connaissance des choses particulières, puisqu'elle est exécutive et que l'action met en jeu ces choses-là” (1141 b 15-17). Il n’y a donc pas la théorie d’un côté et l’action de l’autre. La théorie est pratique, elle est inextricablement liée à l’action. La prudence est une théorie qui n’est pas purement théorique; il s’agit d’une théorie pratique.

    On peut également faire un parallèle entre la prudence et la politique. Chez Aristote, il y a presque une équivalence des termes puisqu’il utilise à un moment l’un et l’autre indifféremment: “la politique ou la sagacité” (1141 a 21). Il explique que “la politique, du reste, et la sagacité sont le même état, bien que l’essence, dans les deux cas, ne soit pas la même” (1141 b 24). Bodéüs explique en note que “la politique est sagacité achevée”. La prudence est législative, prescriptive tandis que la politique est exécutive. Il y a cependant une ambiguïté car Aristote affirmait quelques lignes plus haut que “la sagacité est exécutive” (1141 b 21). On ne peut donc dire avec Bodéüs que la politique est la prudence en acte car la prudence de l’homme prudent est par définition déjà en acte. L’ambiguïté existe et demeure mais elle a une utilité heuristique. Elle permet de montrer à quel point la prudence est une vertu mixte et singulière, un mélange subtil qui nous fait passer de la théorie à la pratique, où la frontière entre l’intellect et l’action est floue. Prudence épicurienne et prudence aristotélicienne requièrent un enseignement long, elles nécessitent du temps. Chez Aristote, il faut du temps pour acquérir la prudence car il faut d’abord acquérir la vertu morale mais une fois acquise, le passage entre théorie et pratique est “facile”. Chez Epicure, ce qui prend du temps, c’est la mise en pratique de l’enseignement de la prudence.

         Mais l’homme prudent n’est pas imaginaire. Avec Epicure, on voit que la prudence est “le plus grand des biens”, mais c’est un bien à la portée de l’homme. Ses conditions d’acquisition sont peut-être difficiles mais la prudence demeure possible. Chez Aristote, la prudence relève de l’office de l’homme. Il interroge la fonction de l’homme et il recherche non pas une compétence fonctionnelle comme jouer de la cithare pour le cithariste, mais une excellence; il s’agit de bien jouer de la cithare. Dans le cas de l’homme, l’ergon est de bien réaliser ce pour quoi il est fait. Son ergon est donc une excellence, une vertu; l’homme doit faire un bon usage de sa raison. Aristote écrit en effet: “si l’homme remplit son office, c’est en manifestant la sagacité et la vertu morale. La vertu fait en effet que son but est correct et la sagacité, que sont corrects les actes qu’il juge utiles dans la perspective de ce but” (1144 a 6-9). La prudence n’est pas une vertu utopique; elle est possible car elle permet à l’homme de remplir son office. L’éthique épicurienne et l’éthique aristotélicienne ne sont pas en rupture avec la réalité; elles proposent des solutions et des enseignements qui sont à la portée de l’homme.



    Jusque-là, on a vu que prudence épicurienne et prudence aristotélicienne diffèrent     en de nombreux points mais ces différences ne sont pas énormes. Après avoir étudié la définition et “le comment” de la prudence, il faut réfléchir sur les raisons de la prudence. Quels sont ces liens avec le bonheur ou avec le plaisir? Les conceptions épicuriennes et aristotéliciennes, divergeant quant à ces questions, se distingueront.

         Quelle relation la prudence entretient-elle avec le bonheur? Pourquoi, en définitive, Aristote et Epicure développent-ils autant leur réflexion sur la prudence dans leurs ouvrages d’éthique? Pour répondre à ces questions, il faut revenir sur la fin visée par les actions humaines. Aristote définit le bonheur comme “la vie parfaite en quelque sorte et l’action réussie” (1098 b 22), ou encore comme “une certaine activité de l’âme exprimant la vertu finale” (1102 a 5). Le bonheur aristotélicien est une activité et non un état; une activité qui traduit une vertu. Il y a là encore une ambiguïté car si Aristote fait l’éloge de la vie active dans l’Ethique à Nicomaque I, 6; il revient sur ses propos au livre X, chapitres 7 et 8 pour louer la vie contemplative. L’ambiguïté sera cependant rapidement dépassée puisque cette vie est celle des dieux et non des hommes. La vie la plus heureuse pour l’homme est celle qui traduit, non pas l’intelligence, mais la sagacité, avec la vertu morale (1177 b 30-1178 a 22). La sagacité est donc bien une condition de la réalisation du bonheur.

    Epicure définit le bonheur comme ce qui nous comble totalement “avec le bonheur nous avons tout ce qu’il nous faut”. La vie heureuse dans sa perfection est constituée de “ce qui contribue à la santé du corps et à la sérénité de l’âme”. Le bonheur épicurien est “le premier des biens naturels”, il est “au principe de nos choix et refus, il est le terme auquel nous atteignons chaque fois que nous décidons quelque chose, avec, comme critère du bien, notre sensibilité”. Le plaisir est le but de la vie et il se confond avec le bonheur chez Epicure; c’est pourquoi la prudence épicurienne a une place si importante par rapport aux autres vertus. Elle est le juge qui va décider quel plaisir va donner santé au corps et sérénité à l’âme. Epicure explique qu’une vie heureuse est une vie de plaisir, dans la mesure où cette vie est disciplinée par “un raisonnement vigilant”, c’est-à-dire par la prudence. Le bonheur épicurien consiste dans le plaisir raisonné au moyen de la prudence, qui comble l’homme sur les plans corporel et psychique. La prudence épicurienne est donc une sorte de garde-fou et constitue la condition sine qua non du bonheur.

         Ensuite, la définition du bonheur étant différente chez Aristote, on comprend pourquoi la prudence est une vertu fondamentale mais non première. Le bonheur aristotélicien ne se confond pas avec le plaisir. Le plaisir est la valeur ajoutée de l’activité: “l’activité la plus agréable, c’est la plus achevée, c’est-à-dire celle du sujet dans le meilleur état, en présence de l’objet le plus excellent de ceux qui lui soient accessibles. Et si l’activité est achevée, c’est par le plaisir. Une activité réussie est une activitée à laquelle s’est ajoutée le plaisir. Or, comme on l’a vu plus haut, le bonheur est “l’action réussie”. Le bonheur aristotélicien requiert le plaisir pour advenir. D’ailleurs, le plaisir est dans une certaine mesure critère de vertu. En effet, “on doit tenir pour indices des états vertueux, le plaisir ou le chagrin qui s’ajoutent aux oeuvres entreprises. Qui se garde, en effet, des plaisirs corporels et trouve à cela même de la joie, est tempérant, tandis que celui qu’indispose cette réserve est intempérant” (1104 b 4-8). L’homme prudent éprouve du plaisir à être prudent. La prudence aristotélicienne mène donc au bonheur si celui qui possède cette vertu ressent du plaisir à être prudent.

    Aristote ne défend pas à l’homme les plaisirs; le plaisir n’est pas rejeté hors de la moralité et hors de la philosophie pratique. Bien au contraire, le plaisir a sa place, il est bon lorsqu’il accompagne des activités vertueuses, il manifeste même les états vertueux. Le plaisir pris à être prudent est un bon plaisir, un plaisir vertueux. On peut presque parler, sans jeu de mots, de cercle vertueux: le plaisir pris à être prudent invite à être prudent, etc. Chez Epicure, on retrouve ce même cercle vertueux lorsqu’il affirme que la prudence « est plus précieuse encore que la philosophie, puisque les autres vertus procèdent d’elle naturellement car elle enseigne qu’une vie sans prudence ni bonté ni justice ne saurait être heureuse et qu’on ne peut pratiquer ces vertus sans être heureux. De fait, les vertus se trouvent naturellement liées à la vie heureuse, de même que la vie heureuse ne se sépare point de ces vertus ». On ne peut être heureux si l’on n’est pas vertueux mais l’on ne peut être vertueux si l’on n’est pas heureux. Comme le bonheur épicurien se confond avec le plaisir, on voit qu’il y a un trinôme inséparable entre bonheur, prudence et plaisir. Chez Aristote et Epicure, le plaisir soumis à la prudence mène au bonheur. Chez Epicure, le bonheur mène à la prudence.

         Enfin, on pourrait même se demander, peut-être par provocation, s’il n’y a pas une identité de la prudence et du bonheur tant chez Aristote que chez Epicure. Epicure le dit clairement: être vertueux, c’est être heureux et être heureux, c’est être vertueux. Chez Aristote, cela est moins évident mais on peut néanmoins relever certains passages qui le montrent. En effet, la prudence aristotélicienne est définie comme “raison correcte” et le bonheur comme “une certaine activité de l’âme exprimant la vertu finale” (1102 a 5). Cette vertu est la sagacité, comme on l’a vu plus haut. Le bonheur consiste aussi, pour l’homme, à remplir son office. Or, on a vu que la prudence relevait de l’office de l’homme. L’office de l’homme, le bonheur et la prudence pourraient se rapporter à une même idée; l’homme est l’animal qui utilise correctement sa raison, et qui prend du plaisir à cela. La fin de l’homme, le bien ultime est l’usage correct de la raison, c’est-à-dire la sagacité. Il est certain que de nombreux commentateurs critiqueraient ces raccourcis, et, à l’aide d’autres citations, prouveraient que la sagacité n’est qu’un instrument et ne se confond nullement avec la fin de l’homme. Il y a de toute manière une ambiguïté concernant la prudence. Elle est ce qui rend possible le bonheur humain, bonheur d’une vie active et non d’une vie divine contemplative, tout en étant aussi ce bonheur. Mais comment la prudence, qui tient compte des choses qui peuvent être autrement que ce qu’elles sont, peut-elle se confondre avec le bien ultime? Danielle Lories rappelle en effet l’objet de la prudence: « son objet est particulier plutôt que général, contingent plutôt que nécessaire, changeant plutôt qu’immuable, périssable et victime du temps plutôt qu’éternel ». Si la sagesse entraîne le bonheur divin, alors la sagacité entraîne le bonheur humain et ce, de la même manière. Aristote écrit que « ce n’est pas cependant à la manière dont la médecine produit la santé, mais à la manière dont la santé elle-même le fait que la sagesse produit le bonheur, car elle fait partie de la vertu dans son ensemble, de sorte que sa simple possession et son exercice rendent l’homme heureux ipso facto » (1144 a 3-6). La sagesse s’identifie avec le bonheur divin, tout comme la prudence s’identifie au bonheur humain. Ainsi, le bonheur arisotélicien consisterait en la possession et en l’usage de la prudence, et le moyen pour y parvenir serait la vertu morale.

         En conclusion, on peut dire que prudence épicurienne et prudence aristotélicienne différent dans la mesure où Epicure et Arisote n’avaient pas la même conception du bonheur. Cependant, tous deux tombent d’accord sur le même cercle vertueux : être vertueux, c’est être heureux et être heureux, c’est être vertueux. En cela, la distinction opérée par le sujet « prudence épicurienne, prudence aristotélicienne » est trop nette ; on se trouve certes dans deux systèmes complètement différents mais on arrive à un même idéal de bonheur. Ce qu’Aristote et Epicure cherchent à nous dire en définitive c’est que pour être heureux, il faut être bon et pour être bon, il faut être heureux. Ils posent l’équivalence de la vertu et du bonheur. La vie heureuse consiste dans un raisonnement vigilant pour reprendre l’expression épicurienne, dans la raison correcte pour reprendre l’expression aristotélicienne. Car si le bonheur est la fin de l’homme, alors le bonheur consiste dans cette sagacité. Il faut renoncer à nous faire l’égal des dieux en cherchant à les imiter, il faut les égaler en trouvant un autre expédient, une autre manière d’être heureux. Epicure n’est pas l’épicurien qu’en a fait la postérité puisqu’il pose l’équivalence vertu-bonheur, comme l’avait fait avant lui Aristote. Prudence épicuriennet et prudence aristotélicienne ne sont donc pas si éloignées que le laissait entendre la question proposée à notre étude. Cette conception du bonheur est la condition du vivre-ensemble. Danielle Lories rappelle que la prudence est liée à la question de l’amitié vertueuse car elle est liée à toutes les excellences éthiques. Elle implique des rapports de compréhension, d’indulgence, de bienveillance à l’égard d’autrui. Elle est l’excellence politique, l’excellence qui préside à la vie-ensemble des citoyens. On voit donc l’enjeu des éthiques épicuriennes et aristotéliciennes ; il s’agit de proposer à la cité un modèle de vie. Pour être heureux, il faut être vertueux : ce mot d’ordre lancé par les chefs de la cité ne peut qu’inviter les citoyens à vivre ensemble en se respectant les uns les autres. Une conception idéaliste ?

     


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    Il y a trois siècles, à peine, les grands romantiques battaient la campagne à la recherche de leur Moi profond. Tout prêtait à rêver, tout prêtait à penser : la rosée sur le rocher, le coquelicot dans la vallée, les cris du vent sous les palmiers. La solitude était un trésor, menacé par l’Autre, éternel dragon dont le seul but était de cambrioler les monologues et les soliloques de la raison.

    Mais un roi sans divertissement est un homme plein de misères, a dit Pascal. Le philosophe a pointé là, au cœur de ses Pensées, la grande tragédie dont l’homme est le héros, malgré lui. La solitude s’est transformée en cauchemar, le trésor est devenu poison. Qui parmi nous, qui parmi vous, est capable de rester une heure, sans rien faire ? Sans écouter de musique, sans pianoter sur son portable, sans appeler des amis ? Car rester seul avec soi-même, c’est aussi courir un grand risque : celui de penser à sa vie et donc à sa mort, de penser à ses remords et donc à ses regrets, d’évoquer le passé et d’être irrémédiablement versé dans l’avenir mortel de l’homme. La solitude est un pont vers une réflexion sur la mort. Rien de mieux pour déprimer les mortels…

    Mais est-ce une raison pour se refuser tout moment avec soi-même ? Quand on arrive à la poste et qu’il y a une longue file d’attente, il y a deux attitudes : soit je maudis tous les Hommes et je me jette sur mon portable, mon ipod, mon livre ou mon jeu vidéo… soit je bénis cet instant, belle occasion pour prendre du temps pour me retrouver, penser à ma vie et donc à ma mort. Car celui qui oublie son destin mortel ne peut pas vivre une vie d’immortel !

    Ne laissons pas triompher la peur, car c’est bien de la peur dont il s’agit, ici. Peur de se trouver face à soi, peur de ne pas savoir quoi se dire, peur de se disputer avec soi-même. Peur des promesses non tenues, des échecs non assumés, des médiocrités refoulées. Peur de passer sous le jugement du Moi, de ne pas savoir comment se justifier, d’être mis à nu… Peur de la mort. Mais ce n’est pas en fuyant ce rendez-vous avec le Moi, ce rendez-vous avec une réflexion sur la mort que la vie sera plus belle.

    La vie a besoin de la mort pour être vécue.

     


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  • Le nouveau livre de Sacha Bourgeois-Gironde et Dominique Dimier est sorti en novembre 2009

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Comment pensons-nous à l'argent ? Comment l'utilisons-nous ? Notre rapport à l'argent est révélateur de notre rationalité et, plus profondément encore, de notre identité personnelle, car il trahit un ensemble de biais psychologiques et d'anomalies comportementales. Ainsi sommes-nous plus attachés à la valeur nominale de la monnaie qu'à sa valeur réelle. Ainsi ne dépensons-nous pas de la même manière le revenu de notre travail et un legs familial. Et l'argent peut nous faire basculer dans l'addiction ou la compulsion. Pourtant l'argent est l'instrument essentiel de notre insertion dans la sphère économique et de notre soumission à ses normes. Il rend commensurables les valeurs des biens sur le marché mais tend également à uniformiser nos valeurs morales et esthétiques.

    Ce livre interroge les mécanismes qui suscitent l'adhésion ou la résistance des individus à l'institution et aux activités monétaires et causent en eux des réactions morales spontanées. Certains biens paraissent incommensurables à toute évaluation monétaire. Certains salaires sont jugés a priori trop hauts ou trop bas. Certaines transactions commerciales sont considérées comme dégradantes. Par l'étude de ces comportements et de ces réactions, le présent ouvrage tente de replacer l'argent dans une plus vaste perspective, d'en expliquer l'émergence et le succès et d'en envisager un usage plus conforme à notre nature.

    Très vivant, ce livre se présente sous la forme d'un dialogue entre Sacha Bourgeois-Gironde, un philosophe neuro-économiste, Dominique Dimier, un professionnel du monde économique  et Gabrielle Halpern, une étudiante en philosophie (Ecole Normale Supérieure).


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