• On l'attendait depuis plusieurs mois, il est enfin dans les kiosques!

     


    Le petit-dernier des hors série de Philosophie Magazine est sorti le 11 février. Des philosophes d'hier et d'aujourd'hui interrogent le Coran et le confrontent aux grands questions ontologiques et anthropologiques: la liberté, la raison, la foi, etc. Ce hors série nous donne ainsi accès à un nouveau Coran; pour une fois, il ne s'agit pas du Coran des médias ni de celui des religieux, mais du Coran des philosophes. Sa lecture, qui nous donne enfin un autre point de vue sur cette oeuvre, nous transforme et transforme notre manière de voir le monde islamique.

    Ce chef-d'oeuvre, - première anthologie rassemblant des commentaires philosophiques du Coran-, ne fait que confirmer les talents de Philosophie Magazine, qui, rappelons-le, a été élu meilleur nouveau magazine de l'année en 2006.

     

     

     

    Bonne lecture!

     

    PS: Et n'oubliez pas non plus de vous procurer ses deux grands frères "La Bible des Philosophes" et "Les Evangiles vues par les philosophes"...


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  •       Dans le Lévitique 27,2-8, il est écrit : « Parle aux enfants d’Israël et dis-leur : Si quelqu’un promet expressément par un vœu, la valeur estimative d’une personne à l’Eternel, appliquée à un homme de l’âge de vingt à soixante ans, cette valeur sera de cinquante sicles d’argent, au poids du sanctuaire ; et s’il s’agit d’une femme, le taux sera de trente sicles. Depuis l’âge de cinq ans jusqu’à l’âge de vingt ans, le taux sera, pour le sexe masculin, de vingt sicles ; pour le sexe féminin, de dix sicles. Depuis l’âge d’un mois jusqu’à l’âge de cinq ans, le taux d’un garçon sera de cinq sicles d’argent et celui d’une fille, de trois sicles d’argent. Depuis l’âge de soixante ans et au delà, si c’est un homme, le taux sera de quinze sicles et pour une femme, il sera de dix sicles. S’il est impuissant à payer la taxe, il mettra la personne en présence du pontife et celui-ci l’estimera : c’est d’après les moyens du donateur que le pontife fera l’estimation ». Ce passage du Lévitique est choquant puisqu’il donne une valeur monétaire à chaque être humain, selon son sexe et son âge. Selon le texte, cette valeur monétaire est attribuée et fixée par Dieu Lui-même. Comment est-il possible de donner un prix à un être humain ? L’être humain, sa vie, son corps, ses sentiments, etc… ne peuvent pas se voir attribuer une valeur monétaire.

         C’est justement une question que s’est posée Michael Sandel lors d’une conférence donnée au Brasenose College, à Oxford, les 11 et 12 Mai 1998, intitulée « What Money Can’t Buy : The Moral Limits of Markets ». Michael Sandel (né en 1953) est un philosophe politique américain. Il est professeur à Harvard, au sein du département de science politique. Il a fait ses études à la Brandeis University et a soutenu son doctorat au Bariol College, à l’université d’Oxford. Il est l’auteur de Liberalism and the Limits of Justice (1982), de Liberalism and Its Critics (1984), ainsi que de Democracy’s Discontent : America in Search of a Public Philosophy (1996). Lors de cette conférence, Sandel pose la question de savoir ce que l’argent peut censément acheter. Peut-on tout mettre sur le marché ? Doit-on interdire certains biens ? La question que Sandel pose est de savoir s’il y a des limites morales naturelles à la liberté du marché. Cette question entre dans le cadre d’un problème plus large ; celui de la répugnance morale. Qu’est-ce qui provoque la répugnance morale ? Sandel développe deux arguments : celui de la coercition et celui de la corruption et il discute la question des limites morales du marché à travers de nombreux exemples. Il s’agira alors de voir si ces limites morales sont naturelles et si et comment nous pouvons tester la répugnance morale chez les êtres humains.



    I. Les limites morales du marché selon Sandel


    1)    Des exemples frappants

    Lors de sa conférence, Michael Sandel a donné une multitude d’exemples pour illustrer son propos. Cependant, celui qui semble le marquer le plus, - et c’est celui que nous retiendrons dans notre étude - , est celui des mères porteuses. En effet, cet exemple est, pour ainsi dire, paradigmatique car il réunit des paramètres très divers. 

         En effet, les contrats de mères porteuses sont un sujet très polémique aux Etats-Unis et dans le monde. Ce type de contrat concerne un couple qui ne peut pas avoir d’enfants et une femme qui accepte, en échange d’un salaire, d’être inséminée avec le sperme du père, de porter l’enfant jusqu’à l’accouchement et de l’abandonner à la naissance. Dans le débat, les deux parties, ceux qui sont pour et ceux qui sont contre procèdent très souvent par analogie. Pour certains, cette pratique est équivalente à une vente d’enfant ; une femme est payée 10000 dollars (ou 25000 dollars si l’on prend en compte les frais médicaux) en échange de l’abandon de son enfant. Pour les autres, cette pratique est plutôt équivalente à une vente de sperme. « Lorsqu’une femme accepte une grossesse en échange d’un salaire, elle ne vend pas un enfant préexistant mais elle permet seulement à un autre couple d’utiliser sa capacité à se reproduire » (page 96). Et s’il est moralement permis à un homme de vendre son sperme, pourquoi les femmes ne pourraient-elles pas, elles aussi, vendre leur capacité à se reproduire ?

         Sandel se propose d’étudier les deux arguments par analogie, la vente de sperme et la vente de bébés. Il rapporte un cas, à la page 97, d’un médecin, le Docteur J. Hicks, qui en 1997,  s’est révélé avoir une affaire secrète de vente de bébés. Il vendait à des couples ne pouvant pas avoir d’enfants, un bébé, pour environ 1000 dollars, ainsi qu’un faux certificat de naissance.  Il aurait vendu 200 bébés entre 1951 et 1965. La vente de bébés est immorale mais la conduite de ce médecin avait tout de même un certain aspect moral. En effet, les couples sans enfants n’étaient pas ses seuls clients. Des jeunes filles enceintes et non mariées venaient le voir pour se faire avorter. Il les persuadait parfois de garder l’enfant afin de le vendre à un couple qui serait heureux de l’avoir. Selon Sandel, « il est difficile de condamner » la pratique de ce médecin car le fait de vendre un enfant permet d’éviter l’avortement et de procurer un enfant non désiré à des parents qui l’aimeront. Ce cas est donc tout à fait différent du contrat de mère porteuse. Et si le contrat de mère porteuse peut être comparé à la vente de sperme, cela ne signifie pas pour autant qu’il est moralement acceptable. En effet, Sandel remet en question la vente de sperme : est-elle morale ? Il critique le commercialisation qu’il y a eu autour de la vente de sperme. Dans le journal étudiant de Harvard, le Crimson, une publicité apparaît de temps en temps : «  la plus grande banque de sperme des Etats-Unis cherche des donneurs ». Un étudiant peut gagner 105 dollars par semaine en vendant son sperme. Ces publicités sont surtout présentes à Harvard, Stanford et Berkeley ; le sperme provient d’une « source prestigieuse » (page 102). Un catalogue annuel propose aux clients un profil physique et ethnique de chaque donneur ; les études qu’il fait sont aussi indiquées. La vente de sperme comme le contrat de mère porteuse considèrent la procréation comme un profit possible plutôt que comme une « capacité humaine que l’on utilise dans le cadre de l’amour, de l’intimité et de la responsabilité » (page 103).

         Sandel rapporte une autre histoire (page 99), le « Baby M case ». La mère porteuse s’est enfuie avec son enfant au lieu de le donner, comme convenu, aux parents qui l’ont payée. Une Cour du New Jersey a considéré que, le contrat étant valide, la mère porteuse n’avait aucun droit sur cet enfant. Cependant, il y a eu un recours à la Cour Suprême du New Jersey qui a invalidé le contrat. La garde a été accordée au père, l’adoption par son épouse a été annulée et la mère porteuse a été considérée comme la mère légale.

    2)    Un rejet de la « commodification »

         Si un contrat de mère porteuse est considéré comme une vente d’enfants, une question demeure : notre répugnance face à la vente d’enfants est-elle vraiment fondée ? Qu’y a-t-il de mal à laisser des gens acheter et vendre des enfants s’ils le souhaitent ?

         Sandel fait un constat pessimiste ; l’argent permet d’acheter de plus en plus de choses. Les marchés s’étendent à « presque toutes les sphères de la vie ». Selon lui, nous assistons à l’un des processus sociaux et politiques les plus puissants de notre époque, à savoir « l’extension des marchés (…) à des sphères de la vie que nous pensions autrefois être situées au-delà de leur portée ». Baptise Coulmont définit la « commodification comme « la transformation de relations sociales en marchandises ou en relation d’échange (marchand), en choses qui s’échange (en commodity) ».

         Le problème auquel est confronté Sandel est celui de la prohibition de la « commodification » d’un bien. « Il y a des cas où la « commodification » est moralement insupportable mais, tout bien considéré, la pratique ne peut pas être bannie (page 96) ». La prohibition peut entraîner des choses bien pires que ce qu’elle interdit. Ce qui intéresse Sandel n’est pas de savoir quelles formes de « commodification » il faudrait légalement interdire mais quelles formes de « commodification » sont moralement insupportables. Le statut moral d’un bien contesté devrait être un facteur déterminant la légalité de sa mise sur le marché.

         La thèse selon laquelle tous les biens sont commensurables est une thèse du courant utilitariste, notamment celui de Bentham. Pour Sandel, il ne paraît pas possible, en général, de prouver ou de réfuter la thèse de la commensurabilité ; ce qui expliquerait alors qu’il y ait un recours aussi fréquent à l’analogie dans les débats. Cependant, Sandel pose la question de savoir si tous les biens peuvent être réductibles à une seule mesure de valeur. La « commodification » ne fait-elle pas perdre quelque chose aux biens qu’elles transforme ? Sandel rejette totalement la « commodification » et la voit comme une « mauvaise chose » ; nous devrions « résister » à son développement. Pour justifier ce rejet, il distingue deux arguments qui s’opposent à l’extension de la portée de l’évaluation du marché et de l’échange. Il y a l’argument de la coercition et celui de la corruption.

    3)    Deux types d’arguments

         En effet, le premier argument que donne Sandel est celui de la coercition. Cet argument soulève le problème de l’injustice qui apparaît lorsque des personnes achètent et vendent dans des conditions de grande inégalité et de nécessité économique. Cet argument repose sur un idéal ; celui du consentement. Il ne s’agit pas, à proprement parler, d’une objection aux marchés en général, mais seulement aux marchés où l’inégalité est telle qu’elle crée des conditions de coercition. Cet argument ne justifie pas l’interdiction de la « commodification » de biens dans une société où les conditions de négociations sont justes. Dans l’exemple de « Baby M case », l’argument de coercition démontre que le choix de porter un enfant pour de l’argent n’est pas aussi volontaire qu’on le croit. La mère porteuse ne fait pas vraiment un choix volontaire car elle n’est pas bien informée ; il ne s’agit pas d’un choix en connaissance de cause. En effet, elle ne peut pas connaître à l’avance la force du lien qu’elle va développer avec son enfant pendant la grossesse.

         Le second argument est celui de la corruption. En effet, cet argument montre que l’évaluation du marché et l’échange ont un effet dégradant sur certains biens et sur certaines pratiques. Certains biens moraux et civiques sont diminués ou corrompus s’ils sont achetés ou vendus pour de l’argent. Ce n’est pas une question de « riches » ou de « pauvres » ; l’être humain, quel que soit sa condition sociale, ne peut accepter la vente de reins car cela constitue «  une violation de la sainteté du corps humain ». L’argument de la corruption est très différent de celui de la coercition. Il ne s’appuie pas sur le consentement mais sur l’importance morale des biens en jeu ; ceux dont on dit qu’ils sont dégradés par l’estimation du marché et par l’échange. Même dans une société où une justice et une égalité parfaites règneraient, « il y aurait toujours des choses que l’argent ne peut pas acheter ». Pour Sandel, cet argument est plus fondamental que celui de la coercition. En effet, l’argument de la coercition pose la question de l’arrivée d’un bien sur le marché : comment est-il arrivé ? Dans quelles conditions ? L’argument de la corruption pose, lui, la question de la simple présence d’un bien sur le marché : est-il moral que cet objet soit sur le marché ? Doit-on accepter que ce bien soit sur le marché ou doit-on l’interdire ? Dans l’exemple de « Baby M case », l’argument de corruption démontre que, même un contrat fait en connaissance de cause, est immoral car « certaines choses ne devraient pas être achetées et vendues » (page 100). D’ailleurs, la Cour Suprême du New Jersey a expliqué que « dans une société civilisée, il y a des choses que l’argent ne peut pas acheter ».
    De plus, contrairement à l’argument de la coercition, l’argument de la corruption sera différent dans chaque situation. La raison en est que l’argument de la coercition repose toujours sur l’idéal du consentement, tandis que celui de la corruption repose sur le caractère particulier du bien en question.

    Finalement, Sandel propose une autre méthode que l’analogie. Il faut commencer par décrire une certaine conception du bien et ensuite, il faut explorer les conséquences qu’il y aurait à procéder à une « commodification » de ce bien.

    II. Des limites morales naturelles ?

    La question qu’il convient de se poser est de savoir si les limites morales du marché sont des limites naturelles ou non. Cette question se pose car les limites morales pourraient aussi être culturelles, c’est-à-dire contingentes, dépendantes d’un lieu, d’une époque, etc…


    1)    Echange marchand et valeur monétaire

    Avant toute discussion sur ce sujet, il convient de définir ce qu’il faut entendre par marché et par échange marchand. Pour cela, nous nous servirons du travail de Ronan Le Velly (Centre Nantais de Sociologie), datant de juillet 2007 et intitulé « Qu’est-ce qu’un échange marchand ? Proposition de trois définitions cumulatives pour l’analyse ».

         Viviana Zelizer, une des sociologues à l’origine du renouveau de la sociologie économique a écrit : «  (Les marchés sont) des ensembles de relations sociales dans lesquelles les acteurs transfèrent des biens et des services en établissant des listes prix-quantité-qualité qui gouvernent ces transferts » (Zelizer, 2000, p. 384). Cette définition est intéressante car elle est tout à fait adéquate  lorsqu’il s’agit de « biens marchands » mais elle se révèle tout à fait inadéquate lorsqu’il s’agit de « biens non marchands ». En effet, comment est-il possible de fixer des listes prix-quantité-qualité à des biens non marchands comme la vie, une partie ou l’ensemble du corps humain ? Comment établir un critère de qualité en ce qui concerne un bébé par exemple ? On peut prendre le critère de la santé mais cela reste problématique car comment peut-on éthiquement accepter de considérer un bébé sourd-muet de naissance par exemple comme un bébé de « mauvaise qualité » ? Le « problème » des « biens non marchands » est qu’ils ne peuvent se plier, s’adapter aux règles du marché comme les « biens marchands ».

         La définition de l’échange marchand que donne Le Velly est meilleure puisqu’elle est plus large, plus générale : « Un échange marchand est un échange dont les termes sont clairement définis et résultent d’un accord entre les parties prenantes » (p. 3). L’échange marchand apparaît alors comme une sorte de « contrat » où tous les paramètres ont été fixés d’avance. Avec cette définition, il paraît plus facile aux biens non marchands de s’adapter au marché puisqu’il suffit qu’il y ait un « accord entre les parties prenantes ». Cependant, Le Velly rappelle plus loin ce qu’est le marché et l’on voit bien que les « biens non marchands » n’y ont pas leur place ou n’y peuvent trouver leur place sans se dégrader ou perdre quelque chose de leur essence : «  Premièrement, le marché est perçu dans nos sociétés comme un lieu où domine un comportement individuel, intéressé et calculateur. La formule « les affaires sont les affaires » résume bien cette idée que dans les activités marchandes, il n’est pas question d’autres motifs que la poursuite raisonnée de son intérêt personnel. Ensuite, le marché est associé à un mécanisme de régulation objectif et impersonnel. La « loi du marché » traite les offres et les demandes en ne tenant compte que des choses et des prix, aucunement des personnes et des valeurs » (page 5).

         On peut alors se demander si ce ne sont pas plutôt les conséquences du marché qui ont un effet négatif sur les « biens non marchands ». Albert Hirschman (1982) a particulièrement bien vu que cette représentation du marché n’induit pas d’évaluation normative univoque. Ce n’est pas le marché en lui-même, mais les conséquences du marché, telles qu’elles sont analysées, perçues ou supposées, qui font l’objet de débats » (page 5). Le Velly tente alors de penser une autre forme d’échange que l’échange marchand : « Lorsque le marché est perçu comme une source de dissolution des liens sociaux ou comme une menace pour les valeurs morales, des échanges peuvent pour cette raison être réalisés sous la forme de la redistribution ou de la réciprocité. D’autres échanges peuvent rester marchands (…), mais être construits sur la base de règles différentes de celles associées au marché ». Il fait alors référence au commerce équitable mais il est difficile de mettre en place un commerce équitable pour la vente et l’achat d’enfants !

         Enfin, le travail de Le Velly est particulièrement intéressant pour notre étude car il permet d’introduire de nouvelles définitions et de nouveaux concepts. Le Velly rappelle les travaux de Testard et de F. Weber. Pour Testard, il y a « l’échange marchand » et « l’échange non marchand ». « Est alors un échange marchand une transaction menée en fonction du « prix de marché », c’est-à-dire du prix résultant de la confrontation impersonnelle de l’offre et de la demande. A l’inverse, lorsqu’une personne voit chez un proche un bien qu’elle recherchait depuis longtemps et qu’elle obtient qu’il le lui cède à un « prix d’ami », l’échange n’est pas marchand car ses termes sont impensables sans le rapport personnel qui les ont permis. De façon proche, F. Weber (2000) définit une transaction marchande par « l’absence d’interférence des caractéristiques personnelles dans la détermination des termes de l’échange. Un homme qui paie sa sœur quatre fois le prix habituel du marché pour qu’elle lave son linge afin de la soutenir financièrement, réalise une transaction qui « à l’évidence n’est pas une transaction marchande » (Weber, 2000, p. 86). Un prix de marché est alors le résultat d’une confrontation systémique entre les offres et les demandes de biens ». Il y a une transaction marchande lorsque « le prix observé lors d’une transaction dépend d’autres transactions comparables » (id., p. 88) ». Le Velly conclut à partir de là: les biens accessibles à prix d’ami sont des transactions pouvant être qualifiées d’ « échanges marchands hors de l’ordre marchand ».

    Cette remise au point sur ce qu’il faut entendre par « marché » et par « échange marchand » va nous permettre de mieux réfléchir sur la conception de Sandel.

    2)    La répugnance morale : une répugnance culturelle ?

         Si l’on met en question le caractère naturel des limites morales, c’est parce que les limites morales pourraient bien se révéler être culturelles, autrement dit artificielles et conjoncturelles. Cela ne choquait personne en Grèce, au Vième siècle avant l’ère chrétienne, que l’on puisse acheter des êtres humains. L’esclavage était légal, normal, naturel. Aujourd’hui, cela choque. Avec la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, nous n’acceptons plus ce que nous acceptions il y a plusieurs siècles. Il serait intéressant de prendre l’exemple du « Pidyon Haben », le rachat du premier-né, pour étudier les limites morales. Le rabbin Shraga Simmons explique cette cérémonie juive : « A l'origine, D.ieu avait destiné la fonction de Cohen (prêtre) au fils aîné de chaque famille juive pour la représenter au Temple (Exode 13, 1-2, Exode 24,5 commentaire de Rashi). Puis survint l'affaire du Veau d'or. Quand Moïse descendit du Mont Sinaï, à la vue de ce spectacle, il brisa les Tables de la loi et posa l'ultimatum suivant: "Choisissez! Soit D.ieu, soit l'idole" ("Qui aime l'Eternel me suive" Exode 32, 26). Seule la tribu de Lévi se rangea du côté de D.ieu ("Tous les lévites se groupèrent autour de lui", Exode idem). Alors D.ieu décréta que les fils aînés de chaque famille seraient désormais privés de leur statut de Cohen et que la Kéhouna (prêtrise) serait l'exclusivité de la tribu des Lévi (Nombres 3,11-12). Ceci nous amène à la mitzvah (commandement) de « Pidyon Haben ». Tout fils aîné est techniquement un "Cohen" en puissance, qui ne peut assumer son rôle. Il doit donc "être remplacé" par un Cohen de la tribu des Lévi. Le père du bébé en sera quitte en offrant à celui-ci cinq pièces d'argent (cinq pièces d'argent pesant environ 110 grammes) comme valeur d'échange. Ce commandement a une motivation plus profonde : celle de nous souvenir de la Sortie d'Egypte, quand D.ieu tua les fils aînés des Egyptiens et épargna ceux des Juifs. Puisque l'amour pour le premier-né est si fort, c'est le moment appropriée pour reconnaître de nouveau que tout ce que nous possédons appartient à D.ieu (Nombres 3,13). On accomplit la mitzvah (le commandement) du Pidyon Haben, le rachat du fils aîné, quand le nouveau-né est âgé d'au moins 31 jours. Cela consiste à "le racheter à un Cohen" (Nombres 18, 15) ».

         Ce rite juif s’inscrit dans une logique ; lorsque l’on comprend cette logique alors il n’y a rien de choquant à « racheter son enfant » cependant, en prenant du recul par rapport à ce rite, on s’aperçoit qu’il peut être polémique. En effet, si le rachat consistait à faire un sacrifice (offrir un bouc ou un taureau au Temple), cela ne poserait aucun problème puisque tout d’abord l’enfant ne serait pas racheté avec de l’argent à proprement parler, mais avec un sacrifice ; ce qui signifie que le rachat serait symbolique. Ensuite, l’échange se ferait entre le père et Dieu (le père rachète son premier-né à Dieu en lui faisant un sacrifice). Mais ici, le rite du rachat du premier-né est un échange monétaire entre deux êtres humains. C’est le Cohen qui perçoit l’argent. On sait qu’il y avait des tensions entre les Cohanim et la population car les Cohanim profitaient de la situation. Ils faisaient beaucoup de compliments aux pères en leur disant qu’ils devaient payer plus tant leur enfant était beau ! Cette pratique se fait encore aujourd’hui mais elle est de plus en plus rare. Cet exemple est intéressant car il peut être mis en parallèle avec la vente de sperme, la vente de bébé et les contrats de mère porteuse. En effet, dans tous les cas, il s’agit de vendre ou d’acheter « la vie » et ce marché se fait entre deux êtres humains. Bien sûr, on ne peut comparer que ce qui est comparable mais même si les motivations et les symboliques sont différentes, en fin de compte, il y a un prix qui est donné à la vie, la vie est estimée, évaluée par le marché et on lui donne une valeur monétaire ; on la traduit en termes monétaires.

         A l’époque du premier Temple de Jérusalem, cette pratique n’était pas choquante car l’argent donné était considéré comme « symbolique » cependant si ce rachat n’était que symbolique alors on aurait échangé l’enfant par autre chose que par de l’argent. Dès qu’il y a de l’argent, on n’est plus dans le symbolique. On peut aussi étudier ce verset de l’Exode 21,22 : «  Si, des hommes ayant une rixe, l’un deux heurte une femme enceinte et la fait avorter sans autre malheur, il sera condamné à l’amende que lui fera infliger l’époux de cette femme et il la paiera à dire d’experts ». Le bébé est remboursé à son père !

         Les limites morales sont donc floues puisque l’on ne peut pas dire avec certitude qu’elles sont naturelles. La morale, n’en déplaise à Kant, dépend du contexte historique, culturel, géographique. Ce qui provoquait la répugnance morale en un lieu, à une époque, ne sera peut-être pas considéré comme immoral en un autre lieu et à une autre époque. La répugnance morale est donc un concept très difficile à déterminer et à définir si l’on considère qu’elle est culturelle, c’est-à-dire non naturelle. Ce serait la vie en société et les liens que celle-ci crée qui pourraient être à l’origine de la répugnance morale. La vente de sperme paraît moins choquante que le contrat de mère porteuse car dans le premier cas, le père est anonyme et le couple ne pouvant pas avoir d’enfants aussi. Mais dans un contrat de mère porteuse, les deux parties se connaissent et sont identifiées. La répugnance morale vient aussi du regard des autres. Que va-t-on penser de moi si j’achète ou si je vends un « bien non marchand » ? C’est la société qui crée la répugnance morale mais le rapport est ambigu car la société est aussi à l’origine de la création monétaire et de la création du marché. Doit-on laisser la société décider de ce qui peut être mis ou non sur le marché ? Finalement, il y a une tension entre la vie et ce qu’elle a de sacré et l’argent. S’il y a une telle tension, c’est peut-être parce que l’être humain s’est habitué à avoir un rapport de propriétaire vis-à-vis des choses qui l’entourent : une chose est ou à moi ou à toi mais elle appartient nécessairement à quelqu’un, elle ne peut pas être « à elle-même », c’est-à-dire à personne. Aussi, tout ce que fabrique l’homme, tout ce qui lui appartient est-il considéré par lui comme un bien. Il y a une chosification de tout par l’homme. Son corps, son enfant lui appartiennent ; ils sont chosifiés. A partir de là, tout est possible ; il n’y a plus de limites. Tout est considéré comme bien. Sandel se laisse lui aussi prendre au piège puisqu’il parle indifféremment de « goods » pour évoquer les biens qui peuvent être mis sur le marché et ceux qui ne peuvent pas l’être.

         On peut se demander, ce qui, en fin de compte, choque le plus : est-ce le fait d’acheter un « bien non marchand » ou de vendre un « « bien non marchand » ? On peut aussi se demander si ce n’est pas plutôt le pouvoir  qu’a pris l’argent qui choque le plus. En effet, comment est-il possible que l’argent soit devenu l’unique valeur, la seule valeur dans laquelle tout peut se convertir ? Comment est-il possible que tout puisse se traduire en termes monétaires ? L’argent a-t-il pris un tel pouvoir qu’il peut être considéré comme dénominateur commun à toute chose et à tout être sur terre ?


    3)    Relativité et subjectivité

         Finalement, le problème posé par la mise d’un bien sur le marché, d’un bien qui est problématique, est le fait qu’il est tout d’abord impossible de s’entendre sur son prix. Si l’on demande à une dizaine d’individus de dire quel est le prix d’une baguette de pain ; ils donneront des prix à peu près similaires. Cette question n’est pas une question personnelle ; ils répondent en tant que consommateurs et non en tant qu’êtres humains ou en tant qu’individus. Mais si on leur demande le prix d’un bébé, la question leur est posée personnellement, à eux, en tant qu’êtres humains et en tant qu’individus. Leur réponse variera avec leur âge, avec leur sexe, avec leur conception de la vie et du monde. La réponse sera donc relative. Une femme qui a déjà été mère donnera un chiffre différent de celui d’une femme qui n’a jamais eu d’enfant ou qui n’a pas encore eu d’enfant. Il faut donc distinguer entre « biens marchands » et « biens non marchands ». Les « biens marchands » sont des choses, des objets ; il n’y a pas d’objectification puisqu’ils sont déjà objets. Les « biens non marchands » ne sont pas des choses, des objets inertes, mais des choses vivantes ou encore des choses qui sont inobjectifiables. Peuvent être considérés comme « biens non marchands » les êtres humains et leurs corps. Il y a néanmoins une question qui demeure : les animaux sont mis sur le marché depuis des siècles mais a-t-on le droit de vendre le rein de son chien pour la recherche médicale, par exemple ?

         Il y a également un autre problème qui entre en jeu. Dans le cas de la vente de sperme, il est choquant que les origines ethniques soient données. Cela pourrait, à terme, mener à l’eugénisme. Si les enfants pouvaient être achetés alors, il y aurait des tensions d’ordre raciste. En effet, on dirait que comme une baguette de pain n’a pas le même prix en Inde qu’en France, alors les enfants n’ont pas le même prix non plus. Un bébé français vaut plus cher qu’un bébé indien car la vie en France est plus chère que la vie en Inde. En d’autres termes, la légalisation de la « commodification » des biens pourrait entraîner un regain de racisme et la légalisation de l’eugénisme.

         En fin de compte, la morale entre en jeu lorsqu’il y a subjectivité. Un « bien marchand » mis sur le marché ne concerne pas la morale ; il est même amoral. Mais un « bien non marchand » implique la subjectivité des deux personnes qui en font l’échange donc il entre nécessairement dans l’axiologie morale. Les limites morales sont donc naturelles à l’être humain et même inhérentes à sa subjectivité. Si la répugnance morale est inhérente à l’homme, le problème est cependant plus complexe car elle est variable et relative. Elle diffère selon les individus. Elle existe plus ou moins chez tous les êtres humains et l’on pourrait émettre l’hypothèse qu’elle est apparue au moment de l’entrée dans la civilisation. En effet, ce qui distingue principalement l’être humain de l’animal et qui peut servir de rupture entre l’animalité et l’humanité est l’horreur de l’inceste. On retrouve ici Lévi-Strauss qui voit dans le rejet humain de l’inceste, la véritable entrée dans l’humanité. Soit ce rejet de l’inceste a été causé par la répugnance morale, soit le rejet de l’inceste a créé en nous la répugnance morale. La répugnance morale serait alors un signal qui nous rappellerait que nous sommes des êtres humains et non des animaux. Notre vie, notre corps ont une sainteté et une valeur intraduisibles, inexprimables. On pourrait formuler l’hypothèse de cette façon-ci : la répugnance morale a été crée par notre entrée dans l’humanité, à travers notre rejet de l’inceste. La répugnance morale jouerait donc comme signal nous invitant à changer notre conduite pour rester dans l’humanité. Elle aurait pour fonction de nous empêcher de redevenir des animaux comme les autres…


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  • Karl Popper a pour ainsi dire révolutionné la découverte scientifique en introduisant le concept de la « falsifiabilité ». En effet, si la science avance, c’est grâce à la découverte des erreurs. L’erreur n’est plus vue comme quelque chose de négatif qui symboliserait la faiblesse et l’impuissance humaines ; bien au contraire, elle est une force car elle joue un rôle majeur dans la découverte scientifique. Popper critique la logique inductive car il s’agit d’une pratique illégitime et dépourvue de toute scientificité. Il propose alors un modèle déductiviste. Cependant, si Popper critique l’usage que certains font de l’expérience, il ne critique pas l’expérience, à proprement parler. La force de Popper réside dans le nouveau rôle qu’il fait jouer à l’expérience ; un rôle qui est enfin légitime. L’expérience ne sert pas à prouver une théorie scientifique mais elle sert à découvrir les erreurs. L’expérience est un indicateur d’erreurs et non de vérités. Comme le dit très justement Renée Bouveresse dans Karl Popper ou le rationalisme critique : « Alors que Platon opposait l’épistémè, science réelle et vraie, et la doxa, opinion fluctuante, discours sans fondement, Popper considère la science empirique comme une simple doxa ». Il y a plusieurs points qui méritent de retenir l’attention : qu’est-ce que la falsifiabilité chez Popper et quelles sont les conséquences de son introduction dans la découverte scientifique ? Peut-on caractériser cette conception de pessimiste ou bien au contraire, la nouvelle place de l’erreur dans le champ scientifique ne promet-elle pas de nouveaux horizons ? Nous tenterons de répondre à ces questions en nous appuyant sur son œuvre-maîtresse La logique de la découverte scientifique, publiée pour la première fois à Vienne en 1935, parue en France seulement en 1972.

    I. La démarche de Popper : une démarche originale

         a. La critique de l’induction

         Le chapitre premier de La logique de la découverte scientifique est consacré à « l’examen de certains problèmes fondamentaux ». Il explique qu’il y a un préjugé selon lequel on peut caractériser les sciences empiriques par le fait qu’elles utilisent des méthodes dites inductives. Selon cette conception la logique de la découverte scientifique serait identique à la logique inductive. Cependant, Popper n’est pas d’accord avec cette définition des sciences empiriques et il critique la logique inductive car elle nous fait passer illégitimement d’énoncés singuliers à des énoncés universels. Et Popper pose la question : les inférences inductives sont-elles justifiées ? Dans La connaissance objective, Popper utilise une formule forte : «  l’induction - la formation d’une croyance par répétition – est un mythe ».

         Finalement, en critiquant l’induction, Popper redonne une nouvelle définition de l’hypothèse et de la formation de celle-ci. Dans un article de l’Encyclopaedia Universalis, Françoise Armengaud, agrégée de l’université, docteur en philosophie et maître de conférences à l’Université de Rennes, écrit : « La formation d’une hypothèse est un exercice actif et créateur, non un enregistrement passif de régularités données ».  La formation d’une hypothèse est un processus qui fait appel à l’imagination et non à la simple observation. Le scientifique est actif et non passif.

         b. Introduction du concept de « falsifiabilité »

         Popper s’oppose à Carnap pour qui le critère de démarcation est d’abord celui qui permet de distinguer ce qui a du sens et ce qui est non-sens, et la définition de la signification empirique, comme son rapport à la vérification, sera au centre des discussions du Cercle de Vienne. Pour Popper, en revanche, il ne s’agit jamais de démarquer la science afin de « dépasser » ou exclure la métaphysique. Il faut certes un critère de démarcation et il y a une différence entre science et non-science, mais la métaphysique n’est pas du non-sens. Popper « sauve » pour ainsi dire la métaphysique en lui donnant du sens, en lui donnant son sens. Dans son ouvrage, Popper écrit : « La découverte scientifique est impossible si l’on ne possède pas une foi en des idées spéculatives ». Non seulement, la métaphysique est sensée et utile mais elle est également nécessaire à la science. D’ailleurs, c’est dans la lignée de Popper que Lakatos proposera une réhabilitation intégrale de la métaphysique aux côtés de la science dans le cadre des programmes de recherche. Dans la préface de la seconde édition, Popper explique que « les analystes du langage pensent qu’il n’y a pas de problème philosophique authentique ou que les problèmes de philosophie, s’il y en a, concernent l’usage linguistique ou la signification des mots ». Pour Popper, il y a un problème  philosophique qui intéresse tous les hommes qui pensent : la cosmologie.

         Popper va introduire comme critère de démarcation le concept de la falsifiabilité et non celui de la vérifiabilité d’un système. Pour Popper, « les théories scientifiques ne peuvent jamais être tout à fait justifiées ou vérifiées mais elles peuvent néanmoins être soumises à des tests (…) il ne peut y avoir en science d’énoncés ultimes » (chapitre trois). Pour qu’une théorie soit dite falsifiable, elle doit répondre à quatre critères :
    - « Comparaison logique des conclusions entre elles par laquelle on éprouve la cohérence interne du système.
    - Recherche de la forme logique de la théorie qui a pour objet de déterminer si celle-ci a les caractéristiques d’une théorie empirique ou scientifique ou si elle est, par exemple, tautologique.
    - Comparaison de la théorie à d’autres théories, dans le but principal de déterminer si elle constituerait un progrès scientifique au cas où elle survivrait à nos divers tests
    - Mise à l’épreuve de la théorie en procédant à des applications empiriques des conclusions qui peuvent en être tirées ».

         Dans La connaissance objective, Popper écrit : «  Ce que nous sommes capables de déterminer, c’est, au mieux, la fausseté de nos théories ». Il qualifie sa méthode de « méthode critique » car il s’agit d’une « méthode d’essai et d’élimination des erreurs qui consiste à proposer des théories et à les soumettre aux tests les plus rigoureux que nous puissions concevoir ». Tout peut trouver un sens et une place chez Popper car une assertion qui ne peut être soumise à des tests en raison de sa forme logique peut, dans les meilleurs cas, « jouer dans la science le rôle d’un stimulus : elle peut suggérer un problème » (chapitre cinq).

         Lors d’une conférence donnée au Centre Universitaire de Luxembourg, le 19 décembre 2002, à l'invitation de la Société luxembourgeoise de Philosophie, intitulée « L'épistémologie de Sir Karl Popper, est-elle irrésistible ? », Angèle Kremer Marietti, docteur d’État ès-lettres et sciences humaines et membre du Groupe d'Etudes et de Recherches Epistémologiques de Paris, explique comment Popper a concrètement appliqué son concept de falsifiabilité. Historiquement, Popper  a rejeté comme irréfutables donc non scientifiques deux théories célèbres : le marxisme et la psychanalyse. « Popper avait d’abord cru que le marxisme était scientifique parce que Marx avait semblé postuler une théorie prédictive. Cependant, les prévisions de Marx ne se confirmant pas, la théorie supposée scientifique avait dégénéré dans un dogme pseudo-scientifique ». Angèle Kremer Marietti explique que Popper a été frappé par l’esprit critique d’Einstein dont il entendit à Vienne une conférence sur la théorie de la relativité : « à ses yeux, la principale différence, en particulier entre les théories de Freud et d’Einstein tenait au fait que la théorie d'Einstein était risquée, car les conséquences qu’on pouvait en tirer étaient très improbables selon la physique newtonienne dominante ; et, si elles s'avéraient être fausses, la théorie tout entière s’avérerait être fausse : c’est ce que Popper appelait la « falsification » ».

         c. La science : un édifice inachevable

         A la fin de son ouvrage, Popper écrit que la base empirique de la science objective est comme « une construction bâtie sur pilotis au milieu d’un marécage : les pilotis sont enfoncés dans le marécage mais pas jusqu’à la rencontre de quelque base naturelle ou « donnée » et lorsque nous cessons d’essayer de les enfoncer davantage, ce n’est pas parce que nous avons atteint un terrain ferme. Nous nous arrêtons, tout simplement, parce que nous sommes convaincus qu’ils sont assez solides pour supporter l’édifice, du moins provisoirement ». Ainsi, pour Popper, n’y a-t-il rien d’absolu dans la base empirique de la science objective. On pourrait faire un lien ici entre Popper et Kuhn ; en effet, le moment où nous cessons d’enfoncer davantage les pilotis de la maison pourrait correspondre à la « phase paradigmatique » que théorise Kuhn dans La Structure des révolutions scientifiques (1962). Il ira plus loin dans La connaissance objective en disant : « Toutes nos théories restent des suppositions, des conjectures, des hypothèses. Ce qui est au centre, pour Popper, c’est le progrès de la science et non son fondement, il écrit d’ailleurs dans La logique de la découverte scientifique : « Ce qui fait l’homme de science, ce n’est pas la possession de connaissances, d’irréfutables vérités, mais la quête obstinée et audacieusement critique de la vérité ». Pourtant, dans La connaissance objective, Popper se défend de ceux qui l’accusent d’abandonner la recherche de la vérité: « La vérité joue le rôle d’une idée régulatrice. Nous testons pour la vérité, en éliminant la fausseté ». Il écrit plus loin : « L’idée de vérité est donc absolutiste mais il est impossible de prétendre à une certitude absolue : nous sommes des chercheurs de vérité mais nous n’en sommes pas les détenteurs ». La force de Popper, c’est de protéger l’homme, par l’intermédiaire du concept de falsifiabilité, de son dogmatisme et de sa prétention à tout savoir et tout connaître. Renée Bouveresse commente alors dans  Karl Popper ou le rationalisme critique: « Popper prend ainsi acte, avec d’autres, de la faillibilité des sciences empiriques, qu’avait longtemps masqué le succès indiscuté de la théorie newtonienne, parée des prestiges de la certitude, mais que la révolution einsteinienne a mis en évidence (…) ». Le fait que la science soit un édifice inachevé et inachevable rend l’être humain plus humble et donc plus lucide quant à ses théories. Le scientifique ne peut plus se mentir à lui-même. Bouveresse continue plus loin en affirmant qu’avec Popper, « la science n’est pas la possession de la vérité, mais sa recherche : ce qu’il y a de rationnel dans la connaissance réside uniquement dans son caractère dynamique, c’est-à-dire dans sa possibilité de croître. Cette croissance est en droit indéfinie : si elle s’arrêtait un jour, ce ne serait pas parce que la vérité définitive serait atteinte, ce qui n’a pas de sens, mais parce que la méthode critique serait abandonnée. La science étant une partie essentielle du monde et permettant sa transformation, il faut concevoir ce monde lui-même comme en évolution, soumis à un mouvement ne tendant vers aucun terme ultime. Ce qui implique que ce monde doit être conçu comme fondamentalement non déterministe. La méthodologie poppérienne débouche ici sur une ontologie ».

         Le commentaire de Bouveresse sur Popper est très intéressant car il fait de la thèse de Popper quelque chose qui dépasse le monde scientifique et la science. L’être humain face à la science comme édifice achevable et l’être humain face à la science comme édifice inachevable sont complètement différents. Le second va voir le monde autrement ; c’est toute sa conception de l’univers et de lui-même qui va être métamorphosée. C’est en cela que Bouveresse parle d’une « ontologie ». Il est enfin intéressant de noter que ce qui importe le plus aux yeux de Popper, c’est le progrès de la science et non sa fondation. Françoise Armengaud explique qu’il « faut abandonner la métaphore de « l’édifice » de la connaissance tout comme la quête de la certitude et la recherche du point de départ adéquat. Nous sommes bien plutôt « embarqués » et la métaphore la plus apte à décrire notre situation cognitive serait celle qu’offre O. von Neurath : il faut réparer le bateau en pleine mer et au coup par coup ».

    II. Mais une démarche qui peut poser des problèmes

    a.    Le statut de l’expérience

         La démarche de Popper peut en effet poser des problèmes car elle est ambiguë. Popper réhabilite l’expérience en lui redonnant un rôle à jouer dans la découverte scientifique. L’expérience est un instrument utile et nécessaire pour le scientifique car elle sert à déceler les erreurs. Cependant, il est étrange de penser que l’expérience puisse prouver la fausseté d’une théorie mais non la vérité d’une théorie. Si l’expérience a assez de pouvoir pour prouver qu’un système de théorie est faux, on ne voit pas pourquoi elle n’aurait pas assez de pouvoir pour démontrer la vérité d’une théorie. Aussi le rôle donné à l’expérience est-il ambigu car finalement elle a assez de pouvoir pour prouver l’erreur mais pas assez pour prouver la vérité. Cela n’est pas logique car soit l’expérience est considérée comme une preuve légitime (d’erreur ou de fausseté) soit elle n’est pas du tout considérée comme une preuve légitime.

         Dans sa préface au Traité du vide, Pascal nous donne une image intéressante de l’expérience, comme instrument auto correcteur ou preuve auto correctrice. Pour lui, « les sciences doivent être augmentées pour devenir parfaites ». On ne doit jamais cesser d’expérimenter car « les secrets de la nature sont cachés (…), le temps les révèle d’âge en âge ». Ce sont les expériences seules qui nous dévoilent les secrets de la nature et grâce aux nouveaux instruments et à l’addition de nos connaissances à celles des Anciens, les expériences « multiplient continuellement ». Il ne faut jamais cesser d’expérimenter car nous découvrons sans cesse de nouvelles choses, en inventant sans cesse de nouvelles expériences. Pascal prend l’exemple du vide. Les Anciens disaient que « la nature n’en souffrait point » parce que toutes leurs expériences leur avaient toujours fait remarquer qu’elle l’abhorrait. Mais « s‘ils avaient connu de nouvelles expériences, ils auraient pu affirmer son existence ». Ainsi quand les Anciens ont-ils dit que la nature ne souffrait point le vide, ils ont entendu qu’elle n’en souffrait point « dans toutes les expériences qu’ils avaient vues ». Ce point de vue est très intéressant car Pascal réhabilite parfaitement et entièrement l’expérience. L’expérience commet des erreurs mais elle a la capacité plus tard, avec le temps, de se corriger. L’expérience n’est pas fiable mais elle se corrige sans cesse. Popper dénigre d’un coté l’expérience parce qu’elle n’est pas la preuve du vrai mais il la surestime en en faisant la preuve du faux. Il n’y a pas de juste milieu car alors, tout est en excès ; chez Popper, soit l’expérience est trop sous-estimée, soit elle est trop surestimée. Pascal propose une alternative intéressante en expliquant que l’expérience peut être une preuve, du vrai comme du faux car même si elle se trompe et nous trompe, elle sait se corriger et elle nous apprend à nous corriger.  Pascal nous donne une vraie leçon d’optimisme car les fautes passées de l’expérience sont susceptibles d’être corrigées à l’avenir, par l’expérience même. Finalement, avec Pascal, on apprend que si l’expérience est épistémiquement caduque, on voit qu’elle n’est pas épistémologiquement vaine. L’expérience forme l’esprit ; elle nous apprend à être critiques et non pas dogmatiques et à toujours remettre en question nos théories.

         Popper a emprunté ce rôle épistémologique de l’expérience à Pascal car on a avec Popper cette nécessité de se remettre constamment en question, à travers nos théories mais il y a une ambiguïté sur le rôle épistémique qu’il donne à l’expérience.

         b. Une condamnation un peu trop rapide de l’induction

         On peut également reprocher à Popper de condamner un peu trop vite l’induction. En effet, Popper reprend les vieux arguments des philosophes qui l’ont précédé pour exclure le modèle inductiviste de la science. Cependant, avec le philosophe Jean Nicod (1893-1924), il y a eu une révolution dans la manière de concevoir l’induction et il est étrange que Popper ne prenne pas du tout en compte cette nouvelle pensée de l’induction. Il n’en fait même pas allusion dans ses ouvrages. Pour Nicod, si la probabilité de la conclusion est inférieure ou égale à la probabilité des prémisses alors, il y a une certitude absolue du raisonnement. Le raisonnement est nécessaire et universel même si la conclusion n’est que probable. La chose qui importe n’est pas de savoir si la conclusion est une vérité mais si la conclusion est une théorie viable, logiquement affirmable. Si les principes logiques ont été respectés alors le raisonnement est logiquement valide. Finalement, ce qui compte, c’est l’universalité et la nécessité du raisonnement ; et non celles de la conclusion. Une telle révolution dans la logique ne pouvait pas être ignorée par Popper et il est étrange qu’elle lui soit indifférente. Ce qui est intéressant dans la conception de Jean Nicod, c’est que ce qui est réfutable, c’est le mauvais usage que l’on fait de l’induction et non pas l’induction elle-même. De même, c’est l’usage que l’on fait de l’enseignement de l’expérience qui peut être condamné ou non mais l’expérience en elle-même ne peut être condamnée.
       
         D’ailleurs, en ce qui concerne la condamnation poppérienne de l’induction, Angèle Kremer Marietti soulève un point intéressant : la position de Popper relative à l’induction « dépasse largement le problème de l’induction ; en fait, ce qui intéresse Popper dans l’induction, c’est qu’il y voit la possibilité de s’appuyer sur un raisonnement qui n’est pas fiable à 100 pour 100 pour lui permettre de développer une méfiance radicale quant aux théories scientifiques déjà admises, sans compter envers celles qui restent encore à venir. Son enquête sur le problème de l’induction par laquelle a commencé son premier livre a donc dégénéré en un soupçon bien plus grave : il en ressort manifestement que pour lui toute théorie scientifique n’est que conjecture. Il suggère ainsi une incertitude généralisée qui sera reprise par un grand nombre d’épistémologues contemporains et qui portent prétendument sur la question de savoir comment faire pour repérer une théorie meilleure qu’une autre ? ». Popper reviendrait alors au doute cartésien ; doute dont on peut se demander la pertinence au XXième siècle. « La falsification ne crée pas de théorie, elle en détruit plutôt », comme le souligne Angèle Kremer Marietti. Finalement, la méfiance et la critique à l’égard de l’induction et donc à l’égard de « l’expérience positive » (expérience qui vérifie quelque chose ; contrairement à « l’expérience négative » qui réfute quelque chose) nous replongent dans le doute de tout ; situation qui ne peut que détruire la science à long terme. Angèle Kremer Marietti conclut sur ce point : « En fait, le véritable sceptique en matière de théorie de la connaissance n’est pas Hume, mais Popper ! »

         Ainsi peut-on dire que Popper propose un modèle fragile car il exclut trop rapidement l’induction de son système en faisant mine d’ignorer ce que ses prédécesseurs ont écrit à ce propos. Le système poppérien est donc incomplet et le verdict du juge est partial car partiel. Popper condamne l’induction et l’expérience, sans avoir entendu toutes les parties dans ce procès.

         c. La démarche poppérienne : une démarche pessimiste ou optimiste ?

         Il y a chez Popper une certaine ambiguïté  dans son rapport à la vérité. Elle semble ne pas exister ou du moins exister dans un monde qui nous est parallèle et que nous, en tant qu’êtres humains, nous ne pourrons jamais atteindre. Mais en même temps, elle est ce qui motive nos recherches, nos expérimentations, etc…  Finalement, on pourrait déceler chez Popper un certain penchant kantien : la vérité pourrait être une Idée transcendantale et régulatrice qui nous oriente dans nos recherches et que nous sommes obligés d’accepter pour que la science ait un sens.

         La vérité est-elle donc inaccessible ? D’un côté, la démarche poppérienne semble pessimiste. En effet, pour reprendre la comparaison avec Pascal, on voit qu’il n’y a pas de « salut » possible pour l’expérience et pour nos théories. L’expérience est condamnée à n’être qu’une preuve du faux et nos théories ne seront jamais que des hypothèses, sans qu’il y ait un seul espoir, un jour de les voir s’ériger en vérités. La condamnation poppérienne semble irrémédiable. Cependant, on ne peut parler d’une façon absolue d’édifice inachevable quant à la conception de la science que Popper a ; en effet, dans La logique de la découverte scientifique, il écrit que la science « s’achemine plutôt vers le but infini encore qu’accessible de découvrir toujours des problèmes nouveaux, plus profonds et plus généraux, et de soumettre ses réponses, toujours provisoires, à des tests toujours renouvelés et toujours affinés ». Il y a un « but infini » mais ce but est « accessible » ; il y a là une contradiction dans les termes car par définition, ce qui est infini est inaccessible.

         Ainsi, d’un autre côté, on peut voir la conception poppérienne comme une conception optimiste de l’homme et de la science. Dans son ouvrage, Renée Bouveresse tend à nous montrer à quel point Popper réhabilite l’homme et la science en faisant de la science un édifice inachevable. En effet, dans l’introduction de l’ouvrage, Bouveresse écrit que : « quel que soit le résultat d’une telle mise à l’épreuve (l’épreuve de mes théories), je suis gagnant : si ma théorie est réfutée, le nombre de théories possibles qui subsistent est diminué, si elle a résisté à la réfutation, elle gagne en solidité. Critiquer sévèrement, par l’intermédiaire d’une confrontation à l’expérience, les théories que l’on émet, est donc la seule voie qui puisse faire progresser ». Avec la falsifiabilité, le scientifique est gagnant dans tous les cas. Ce qui fait la force et l’originalité de Popper, c’est qu’il réhabilite l’erreur. Bouveresse écrit plus loin: « il est faux de considérer l’erreur comme un scandale : elle est au contraire normale. Popper inverse au fond le sens traditionnel du vieux mythe de la chute de l’homme : selon celui-ci la faillibilité est signe d’une déchéance de l’homme. Dans la perspective poppérienne au contraire, la prise de conscience de la faillibilité est l’acte de naissance de l’homme rationnel. En réalité, c’est au contact de l’erreur que la science peut naître, c’est en tenant compte de ses limites que sa puissance peut s’accroître. Il ne faut pas protéger coûte que coûte nos théories, mais au contraire les soumettre à la critique la plus sévère, en nous rappelant que même une réfutation est un succès ». Avec ce commentaire de Bouveresse, on voit que la démarche poppérienne peut être une démarche optimiste qui réhabilite l’homme tout en lui rappelant ses limites. Comme le roseau pascalien, l’être humain a une grandeur dont il doit être fier et une petitesse qui le rappelle à plus d’humilité.











         En conclusion, on peut dire qu’il y a bien eu une révolution poppérienne qui a donné à la science de nouvelles perspectives. La conception de Popper est intéressante cependant elle est ambiguë car la but de la science n’est pas la vérité mais la recherche de la vérité. On ignore alors s’il s’agit d’une conception optimiste ou pessimiste de la science. Dans tous les cas, Popper a apporté à la philosophie des sciences une originalité dans laquelle l’erreur a sa légitimité et son rôle à jouer. Le scientifique a le droit de se tromper car en se trompant, il s’intègre encore dans le processus de la découverte scientifique. Au-delà de tout cela, Popper donne une vision neuve de l’être humain; il y a toujours une perfectibilité possible de nos théories, il y a  donc toujours une perfectibilité possible de l’être humain. Plus l’humanité avance dans les siècles et plus nos connaissances se perfectionnent et se rapprochent de la vérité. L’épistémologie poppérienne dépasse la science proprement dite puisqu’elle nous invite à une réflexion sur l’être humain.











    Bibliographie







    Sources primaires

    POPPER Karl, La logique de la découverte scientifique




    Sources secondaires

    POPPER Karl, La connaissance objective

    BOUVERESSE Renée, Karl Popper ou le rationalisme critique

    KREMER MARIETTI Angèle, conférence donnée au Centre Universitaire de Luxembourg, le 19 décembre 2002, à l'invitation de la Société luxembourgeoise de Philosophie, intitulée « L'épistémologie de Sir Karl Popper, est-elle irrésistible ? »

    Sous la direction de WAGNER Pierre, Les philosophes et la science

    ARMENGAUD Françoise, article de l’Encyclopaedia Universalis



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  • « The meaning of a word »
    JL Austin


         Demander quelle est la signification d’un mot est une question ordinaire qui est très souvent posée. Mais demander quelle est la signification de cette question est une question plus perverse et à laquelle l’opinion commune prête beaucoup moins d’attention. Est-ce la tâche du philosophe que de se poser et de poser une telle question ? Philosophe anglais appartenant à la branche de la philosophie analytique, Austin (1911-1960) s’intéresse au problème du sens en philosophie. Son texte s’intitule « The meaning of a word » (Philosophical Papers, 1961) et  présente quelques similitudes avec la pensée de Wittgenstein ; les philosophes se sont toujours trompés vis-à-vis du langage car ils pensaient que, pour chaque nom, un objet était nommé et croyaient alors qu’il existait quelque chose,  - une chose -, nommée par le nom « signification ». La signification n’est pas une entité. Austin s’interroge sur « la signification d’un mot » et sur la signification de « la signification d’un mot ». S’interroger sur « la signification d’un mot » n’est-il pas absurde ? Cette question est importante car elle porte en son sein un enjeu crucial ; celui de notre rapport au langage. Finalement, la question que pose Austin est la suivante : comment devons-nous nous y prendre pour interroger le langage ? On ne parle pas ici d’un langage idéal mais du langage ordinaire. Austin écrit ce texte pour mettre en relief des préjugés que nous avons vis-à-vis du langage et qui nous empêchent d’accéder à la vérité et d’éviter les erreurs. Mais Austin ne dénonce pas seulement ces préjugés, il veut aussi les détruire. Dans un premier temps, Austin montre dans quelle mesure la phrase  « la signification d’un mot » est absurde ; ce qui va lui permettre dans un deuxième puis un troisième temps d’examiner les conséquences d’une telle affirmation, en ce qui concerne la dialectique analyse-synthèse et la question de la nomination commune de différentes choses.




    I. Sur la signification de « la signification d’un mot »


    Que signifie parler de « la signification d’un mot » ? Austin entend partir de quelques remarques préliminaires sur la signification avant de s’enfoncer plus avant dans la réflexion sur « la signification d’un mot ».

         A proprement parler, pour Austin : « what alone has meaning is a sentence ». Dire qu’un mot a une signification revient à dire qu’il y a des phrases dans lesquelles il apparaît, qui ont un sens. Connaître la signification d’un mot, c’est connaître les significations des phrases dans lesquelles il apparaît. La signification d’un mot reste donc largement tributaire de la signification de la phrase dans lequel il apparaît. Si l’on ne comprend pas ou si l’on ne connaît pas la signification d’un mot, les personnes qui nous entourent ou bien un dictionnaire ne vont pas nous donner la signification de ce mot, à proprement parler, mais ils vont nous donner la signification de la phrase dans lesquelles ce mot apparaît. Il y a une sorte d’impuissance du dictionnaire qui est en réalité incapable de donner la signification des mots qu’il contient. Le dictionnaire ne peut que « suggérer » (suggest) mais il ne peut définir une signification et donc, par extension, il ne peut répondre à la question : quelle est la signification de ce mot ? Le rapport ambigu du mot à la phrase complique la signification du mot, en général ; car s’il n’a de sens que dans une phrase, alors un mot, en soi, n’a pas de signification. La signification d’un mot dépend de sa place, de son emploi et de son rôle dans une phrase. C’est la phrase qui donne au mot sa signification. Finalement, la question de « la signification d’un mot » est mal posée, il faudrait plutôt interroger « la signification d’une phrase ». Dès le premier paragraphe, Austin montre que parler de « la signification d’un mot » est absurde. Il n’existe pas de « signification d’un mot » car le mot n’a pas de signification en soi.

         Mais en quoi parler de « signification d’un mot » est-il absurde ? Il est évident que l’expression « la signification d’un mot » est très utilisée et se trouve dans de nombreuses phrases. Que signifient ces phrases ? Comment s’y prend-on pour répondre à quelqu’un qui demande ce que signifie tel ou tel mot ? Austin envisage deux types de réponses. Une réponse par les mots, c’est-à-dire, avec l’aide de la syntaxique ou une réponse par la sémantique. Il convient ici de rappeler la différence entre la syntaxique et la sémantique puisque c’est précisément le problème soulevé par Austin. Il faut distinguer ces deux concepts. Le mot sémantique est dérivé du grec semantikos : « signifié ». Il y a entre la sémantique et la syntaxe le même rapport qu'entre le fond et la forme. L'étude de la syntaxe, elle, tiendra compte, notamment, de la nature (ou catégorie ou espèce) des mots, de leur forme (morphologie) et de leur fonction. Il existe donc deux moyens de connaître la signification d’un mot ; l’un, en faisant appel au signifié de ce mot, l’autre, en faisant appel au signifiant de ce mot.

         Austin entend alors redéfinir la tâche du philosophe quant au langage. Le philosophe doit quitter le cas particulier et aller vers le général. Plutôt que d’interroger la signification de tel ou tel mot, il doit s’interroger sur la signification d’un mot, en général, pas un mot en particulier, mais n’importe quel mot. Austin distingue deux questions différentes. Demander ce qu’est « la signification d’un mot », ce n’est pas demander ce qu’est « la signification du mot ». Le mot « mot » serait alors pris comme un mot ; Austin cherche à définir ce qu’est « la signification d’un mot » et non ce qu’est la signification du mot « mot ».

         Cependant, une telle question ne peut être qu’absurde. Il faut qu’il y ait un mot précis à définir pour définir « la signification d’un mot ». La question « Quelle est la signification d’un mot ? » est absurde car elle est générale, infinie, indéterminée. Cette question est trop générale et abstraite pour qu’une réponse puisse être apportée et pour Austin, cela suffit à la regarder comme absurde. On ne peut y répondre ni en nous aidant de la sémantique, ni en nous aidant de la syntaxe puisque l’on interroge « rien en particulier » mais un général abstrait. La tâche du philosophe n’est donc pas là mais ailleurs. La généralisation de la question lui enlève toute signification. Il faut donc poser la question autrement. Les autres philosophes répondent à ces questions abstraites en définissant les concepts qui les composent. Dans la question « Qu’est-ce que la « signification » d’un mot ? », ces philosophes entreprendront d’interroger le concept de signification et passeront alors à côté de la question. Définir la « signification » par le concept de signification est absurde et n’apporte aucune connaissance. On ne sait rien de plus sur « la signification » lorsqu’on l’on a dit que ce mot renvoie au concept de signification. Il s’agit d’une sorte de tautologie où l’on affirme qu’une signification est une signification. Mais Austin critique moins ce genre de réponses que le genre de questions qui l’a suscité. Pour lui, ce sont des « pseudo-questions ». Les concepts, les « idées de… » apparaissent comme des refuges où viennent s’abriter les philosophes mais ils ne délivrent aucun contenu de connaissance. Il s’agit d’entités fictives pour Austin. C’est la généralisation de la question qui pose problème.

         Austin reformule alors la question qu’il convient de se poser : quelle-est-la-signification-de la phrase « quelle est-la-signification-du mot « x » ? » ». Avec une telle question, on ne peut que répondre, naturellement, en « expliquant la syntaxe et en montrant la sémantique » d’une telle question (page 426). L’erreur que commettent tous ceux qui tentent de répondre à la question est la suivante : ils pensent que la « signification d’un mot » est quelque chose, que la signification est une chose, une entité à part entière. Cela explique pourquoi ils confondent la signification avec le concept ou « l’idée de… ». Hamptonshire voit lui aussi les concepts comme des non-sens car une seule image ne peut être la signification d’un mot en général. La signification d’un mot ne peut renvoyer qu’à une pluralité d’idées. Mais Hamptonshire ne résout rien en affirmant que la signification d’un mot doit être une catégorie d’idées particulières similaires. Le problème ne réside pas dans la question du multiple ou du singulier mais dans la conception même, inexacte, de la signification. Dans la mesure où l’on conçoit la signification comme un concept ou une idée, c’est-à-dire comme une entité imaginaire, « a fictitious entity » selon les mots d’Austin, on est nécessairement dans l’erreur. Pour que la question « what is the meaning of a word ? » ait un sens, il faut redéfinir ce qu’il faut entendre par « meaning ». Morris n’est pas plus dans la vérité lorsqu’il définit la signification comme une sorte d’objets ou une classe d’objets.

         Pour Austin, Hamptonshire et Morris ont fait la même erreur même si leur raisonnement et leur conclusion sont différents ; en effet, ils sont partis de ce que Ryle appelle la Fido-Fido theory. On ne peut avoir une conception pertinente et exacte de la signification d’un mot si l’on part du principe que tous les mots sont des noms. De plus, Austin indique une autre erreur courante qui consiste à morceler une phrase qui vient d’être analysée, faisant alors une sorte de confusion entre l’analyse et la synthèse. En isolant un terme de la phrase analysée pour interroger ce terme, on retombe nécessairement dans l’erreur qui consiste à identifier signification et concept. En définitive, l’expression « the meaning of a word » est absurde.

         Mais alors qu’est-ce que la signification de la signification d’un mot ? Qu’est-ce qui fait partie de la signification d’un mot ? Affirmer que « la signification d’un mot » n’a aucune pertinence a des conséquences importantes, notamment sur la catégorisation d’une proposition comme synthétique ou comme analytique. Austin avait expliqué dès les premiers paragraphes de son article que les philosophes récents interrogent non plus la signification des mots mais la signification des phrases ; après avoir étudié ce que signifie interroger la signification d’un mot, Austin va se pencher sur les propositions, les phrases que nous prononçons.



    II. Jugements synthétiques et jugements analytiques



         Ce qu’Austin va alors étudier, dans un second temps, est la question de l’analyse et de la synthèse. Il part d’une question courante souvent posée : Y est-il la signification de X ou bien fait-il partie de sa signification ou bien est-il contenu dans la signification de X ? Cette partie est importante car elle revient sur la signification d’un mot. Comment savoir si la signification que l’on donne à un mot est la signification de ce mot ou bien une partie de cette signification ou bien encore est contenue dans la signification de ce mot ? Dire que la signification du mot « arbre » est le concept d’arbre, est-ce opérer une synthèse ou une analyse ? Mais Austin répond que la signification, n’étant pas une chose, ne peut être divisée en parties. Parler d’une « partie de la signification » est absurde ; on ne peut quantifier la signification, pas plus qu’on ne peut la morceler car la signification n’est ni une chose, ni un objet, ni un concept, ni une idée. Ce qui a empêché les philosophes d’avoir une conception juste de la signification serait un « modèle », une représentation erronés. Cette représentation du langage a des conséquences graves en logique et en philosophie puisqu’elle nous amène à formuler des jugements inexacts ou plutôt infondés. Comment peut-on justifier, demande Austin, la proposition suivante : « tout jugement est soit analytique soit synthétique » ? De nombreux philosophes sont partis de cette proposition et l’on posée tel un postulat, comme si elle était évidente, logique, nécessaire. Mais ce postulat n’a jamais été remis en question et, de ce fait, toutes les constructions qui ont été érigées à partir de lui doivent être interrogées. Si l’on part dogmatiquement  du principe que toute proposition est soit analytique soit synthétique, on tombe nécessairement dans l’erreur ? Il faut d’abord soumettre ce postulat à la critique et voir s’il n’existerait pas des propositions qui soient à la fois synthétiques et analytiques ou bien ni analytiques ni synthétiques. Cette représentation, ce « modèle » laisse donc des zones d’ombre, des confusions.

         L’exemple pris par Austin est particulièrement intéressant et mérite toute notre attention. En effet, « le chat est sur la paillasse et je ne le crois pas » est absurde mais « le chat est sur la paillasse et je le crois » semble futile. Soit A « le chat est sur la paillasse », B « je ne le crois pas » et C « je le crois » : peut-on dire que si A alors C, mais si A alors non-B ? En réalité, il est faux de dire que si A alors C car il y a toujours le risque d’un mensonge. Pour être exact, il faudrait dire : affirmer A implique C/ non-B. Austin est obligé de donner un sens spécial au verbe « impliquer » plutôt que de le prendre dans un sens ordinaire.  Il faut que ce verbe ne possède pas une dimension de nécessité : affirmer A implique (nécessairement) C mais laisse planer une sorte de doute ; doute qui renvoie à la possibilité du mensonge. « Impliquer » pourrait être une sorte de « laisser-entendre ». Dans ce cas, affirmer A laisse entendre C. Austin rajoute un autre élément : « je ne l’ai peut-être pas cru », soit D. D fait sens et n’est ni absurde ni futile. Mais selon la situation dans laquelle sont utilisés ces mots, D pourra sembler absurde. Austin insiste sur le fait que ce n’est pas la contradiction qui rend absurde certaines phrases mais une « convention sémantique ». Là encore, il distingue bien entre la sémantique et la syntaxe. La syntaxe n’est pas ce qui rend absurde certaines phrases ; l’absurdité vient d’une violation d’une certaine convention sémantique.

         Ce premier exemple posé, Austin va pouvoir aller plus loin dans la réflexion. Ce qu’il veut prouver, c’est que tout jugement n’est pas forcément ou analytique ou synthétique. Il y a des cas où l’on ne peut savoir les classer entre ces deux catégories ; comme si la démarcation était trop manichéenne et passait alors à côté des subtilités linguistiques. Avant d’étudier l’exemple qu’il donne, il faut revenir à l’exemple précédent. En effet, l’exemple du chat jouerait le rôle de « pré-exemple » dans la réflexion sur l’analyse et la synthèse. Il convient donc de le regarder sous cet angle-là. Le jugement proposé à l’étude est A, c’est-à-dire : « le chat est sur la paillasse » ; selon ce que l’on ajoute comme élément à ce jugement, celui-ci pourrait être considéré soit comme analytique, soit comme synthétique. Le jugement A+C est-il analytique ? Si j’affirme une telle chose, à savoir que le chat est sur la paillasse et si j’ajoute que je le crois, peut-on dire que « je le crois » est un élément informationnel nouveau ou bien fait-il partie de la signification du jugement A « le chat est sur la paillasse » ? De la même manière, affirmer que le chat est sur la paillasse et ajouter que je ne le crois pas semble être une sorte de jugement synthétique car j’ajoute un élément nouveau au premier élément. Cependant, ce jugement est absurde car si « je ne le crois pas » ne fait pas partie de la signification de « le chat est sur la paillasse », il est en plus en contradiction avec lui.

         Le second exemple va davantage poser le problème de la synthèse et de l’analyse. « Ce bruit existe ». Si on part du principe que cette proposition est futile et que son contraire est absurde alors on la classera parmi les propositions analytiques : l’existence faisant partie de la signification de « ce ». Mais si, plutôt que de se baser sur le contraire de cette proposition, on change le temps des verbes, de telle manière que l’on arrive à « ce bruit n’a peut-être pas existé », on peut alors dire que l’existence ne fait pas partie de la signification de « ce ». Selon Austin, les deux parties ont tort car leurs conclusions sont trop tranchées : soit l’existence fait nécessairement partie de la signification du mot « this » soit elle n’en fait nécessairement pas partie. Le pré-exemple du chat nous a appris qu’il fallait respecter une convention sémantique sur l’usage des mots selon certaines situations.

         Austin critique le manichéisme de notre modèle qui nous fait concevoir tout jugement soit comme analytique soit comme synthétique. Les propositions que nous énonçons ne sont pas nécessairement ou synthétiques ou analytiques. Il y aurait une sorte de troisième catégorie pour Austin qui embrasserait la possibilité du doute ou, en tout cas, qui ne soumettrait pas ses éléments à la nécessité. Une catégorie ouverte et flexible, en somme. Ainsi, Austin conclue-t-il : « using the word « this » gives it to be understood that the sensum referred to « exists » ». Le mot « this » n’implique pas, au sens ordinaire du mot, l’existence du bruit ou la non-existence du bruit. Comme dans le pré-exemple, il faut donner au verbe « impliquer » un sens spécial, à savoir celui de « laisser entendre ». La proposition « ce bruit existe » laisse entendre que l’existence fait partie de la signification du mot « this » ; mais elle n’implique pas que l’existence fasse partie de la signification du mot « this ». Cet exemple a été souvent utilisé dans l’histoire de la philosophie mais les philosophes ne sont jamais parvenus à prouver véritablement que cette proposition était soit analytique soit synthétique et leur erreur vient précisément du fait que, pour eux, cette proposition devait être soit analytique soit synthétique.

         Austin refuse d’entrer dans la dialectique analyse-synthèse, dialectique qui a très longtemps occupé la majorité des philosophes. Pour lui, les choses sont beaucoup plus complexes et les propositions ne peuvent se laisser enfermer aussi facilement dans de telles catégories. Ces étiquettes ne sont pas pertinentes car elles ne prennent pas en compte la complexité des propositions ; la possibilité du doute et du mensonge, par exemple. Il peut exister des propositions qui ne sont ni analytiques ni synthétiques. Et dans ce cas, comment les classer ? Ce que l’auteur remet en question, c’est le fait que nous cherchons sans cesse à appliquer un modèle pré-conçu au langage ; nous enfermons nos propositions dans des catégories sans interroger ces catégories elles-mêmes. Il faut donc « jeter » ce modèle car il nous induit en erreur et ne donne pas une image juste de la réalité. Mais Austin n’est pas seulement critique envers l’ancien modèle utilisé jusqu’à présent, il est aussi critique envers son propre modèle, celui qu’il tente d’établir. Ce modèle propose un langage trop idéal qui est en rupture avec le langage actuel ; il ne peut parvenir lui non plus à rendre compte de notre imagination. Il faut un juste milieu entre une absence de distinction entre la sémantique et la syntaxe et une trop grande distinction entre la sémantique et la syntaxe. ces deux extrêmes sont beaucoup trop éloignés de la réalité du langage.

         L’article d’Austin semble être une machine à détruire les préjugés ; Austin introduit tous les préjugés des philosophes et philologues sur le langage et les étudie pour montrer qu’ils sont déconnectés de la réalité et n’ont aucun fondement. L’exemple de la contradiction est en ce sens une sorte de paradigme. Toute proposition a-t-elle nécessairement un contraire ? De nouveau, l’attitude manichéenne qui consiste à dire : soit cette proposition est vraie, soit le contraire de cette proposition est vrai n’est pas pertinente car elle ne rend pas toujours compte de la réalité des choses et des faits. Cette attitude ne fonctionne pas dans des situations extraordinaires ou particulières car elle est trop manichéenne, c’est-à-dire trop simpliste. Il est trop facile de juger les situations en leur collant une étiquette ; il faut décrire ces situations, longuement, pour pouvoir les comprendre et les rendre compte par le langage. Le langage dit ordinaire ne peut rendre compte de la complexité de la réalité car il prend toujours, naturellement, la voie de la facilité en catégorisant toute proposition. Mais Austin souligne, et cela est crucial, qu’un langage dit idéal ne peut pas non plus rendre compte de la réalité des propositions. On arrive alors à une sorte d’aporie : Austin rejette les langages ordinaire et idéal car ils sont impuissants face aux situations extraordinaires. Existe-t-il un langage qui résiste aux situations ordinaires comme aux situations extraordinaires ?

         Vient alors la comparaison implicite entre les sciences de la nature et les sciences humaines. Il y a une sorte de paradoxe. Dans les sciences de la nature, le scientifique se prépare pour l’inattendu, l’extraordinaire et il adapte, par conséquent, son langage aux faits auxquels il est confronté. En revanche, dans les sciences humaines, « les mots nous manquent », pour reprendre l’expression d’Austin (page 434). Dans notre langage, il nous manque certaines règles d’usage et cela nous empêche de couvrir tous les cas. Pourquoi les situations inhabituelles posent-elles problème au langage ? Tout d’abord, il n’y a aucune règle qui dirige notre usage des mots ; ensuite, on ne peut décrire que ce que l’on peut imaginer, enfin, le langage ordinaire met des œillères à notre faible imagination. Telles sont les trois raisons exposées par Austin (page 434). Ce qui nous empêche de rendre compte avec pertinence de certaines situations semble ne pas être quelque chose contre laquelle nous pourrions lutter. Comment pourrait-on forcer notre imagination à aller au-delà d’elle-même ? Les difficultés liées au langage nous sont donc innées. Dire qu’un homme est chez lui et en même temps n’est pas chez lui nous semble inconcevable, inimaginable et donc absurde mais il faut se placer dans une situation extraordinaire dans laquelle ce phénomène serait possible. Austin remet donc en question nos préjugés sur l’absurde. Qu’es-ce que l’absurde ? Qu’est-ce qu’une proposition absurde ? Austin montre qu’une proposition absurde n’est pas forcément une proposition fausse mais qu’elle est une proposition que nous ne pouvons imaginer ou concevoir linguistiquement parlant. Une proposition absurde n’est donc pas forcément fausse. Si nous ne pouvons pas dire telle ou telle chose, cela tient à notre imagination et à notre langage lui-même.


    III. Un même nom pour des choses différentes



         Après avoir étudié le problème de la dialectique analyse-synthèse, Austin s’attaque à la question célèbre : pourquoi appelle-t-on des choses différentes par le même nom ? Austin utilise le mot « name » ; ce qui est intéressant car il a critiqué auparavant la Fido-Fido theory. La question célèbre est donc mal posée car elle laisse entendre qu’un mot est un nom. Il faudrait la poser de cette façon : pourquoi un même mot est-il utilisé pour des choses différentes ? La théorie des universaux est incapable de répondre à cette question. Les universaux sont des types, des propriétés ou des relations qui caractérisent ce qui est invariable dans le temps et dans l'espace. Les universaux s'opposent donc aux particuliers et sont assimilables, en première approche, à des concepts. Les nominalistes, eux, répondent que les différentes choses appelées par le même nom sont similaires, mais il n’y a rien d’identique présent en elles. Là encore Austin va critiquer le préjugé selon lequel toutes les choses que j’appelle avec le même nom sont en général similaires, au sens ordinaire du terme (page 435). Les nominalistes n’accordent aucune universalité aux concepts mentaux en dehors de l’esprit qui les observe. Les universaux sont définis essentiellement par leurs noms. Si le particulier existe, le général n'est qu'invention humaine établie pour faciliter notre réflexion. Comment donc peuvent-ils affirmer que des choses sont similaires ? Un esprit qui observe ces choses pourrait toujours dire qu’elles ne le sont pas. Les nominalistes sont en contradiction avec eux-mêmes puisque leur réponse nécessite les universaux.

         Pour étudier un tel problème, il faut étudier non pas des langages idéaux mais des langages actuels. Austin part d’exemples de la vie courante, donc d’un langage actuel, pour essayer de répondre à cette question difficile et réfuter l’idée selon laquelle c’est la similarité entre les choses qui nous invite à les appeler par le même nom. Les paronymes sont des mots qui se ressemblent fortement de par leur forme, leur orthographe, mais qui ont des sens différents. Lorsque Aristote parle d’un corps sain, d’un teint sain ou d’un exercice sain. Ici, le mot « sain » est utilisé d’une manière paronymique. Ces trois formes d’usage du mot « sain » ont un sens nucléaire primaire ; cependant, l’idée de santé d’un corps, l’idée de santé d’un teint et l’idée de santé d’un exercice ne sont pas similaires, même si elles possèdent un noyau de sens commun. Un teint sain est ce qui résulte d’un exercice sain ; un exercice sain produit un teint sain et un corps sain.

         L’analogie, comme la paronymie est aussi susceptible de mettre en scène des mots similaires qui renvoient à des choses différentes. Dans l’exemple pris par Austin (page 438), « the foot of a mountain » et « the foot of a list » partagent un même mot « foot ». mais dans le premier cas, ce mot indique l’idée de début (le pied de la montagne) alors que dans le second cas, ce mot indique l’idée de fin (la fin d’une liste). Bien qu’identiques, ces mots sont contradictoires ou plutôt, ils renvoient à des idées contradictoires. Il peut être absurde, voire dangereux de chercher dans ces choses ou ces idées différentes un noyau identique. Austin met en relief l’absurdité du préjugé selon lequel on appelle par un même nom des choses différentes parce qu’elles sont similaires. Si elles sont différentes, cela signifie qu’elles ne sont pas similaires. Il faut donc trouver une autre réponse. En fait, Austin revient toujours à sa problématique initiale ; qu’est-ce que cela signifie de parler de « signification similaire » ou de « signification différente » ? Dans ce cas précis, si un même mot est utilisé pour parler de choses différentes, ce n’est pas parce que ces choses ont une signification similaire, ce n’est pas non plus parce que ces choses ont une signification différente. Pour reprendre l’exemple du « pied de la montagne » et de « la fin de la liste », le mot en anglais « foot » est le même mais dans chaque cas, il n’a pas la même signification. La question « pourquoi appelle-t-on par un même mot des choses différentes » est donc particulièrement difficile à résoudre car : si le mot est identique, il n’a pas la même signification à chaque fois ; si le mot est identique, les choses qu’il nomme ne sont pas identiques et n’ont pas des significations identiques. La théorie de la similarité est donc fausse et ne résout en rien le problème soulevé par la question.

         Il faut alors revenir à la théorie de Hamptonshire. Pour ce dernier, la signification d’un mot ne peut renvoyer qu’à une pluralité d’idées similaires. Une telle conception est doublement fausse car, on l’a vu, une signification ne peut renvoyer à une idée et ce n’est pas le pluriel qui résout la question. Mais en plus, la signification d’un mot ne peut pas non plus renvoyer à une pluralité d’idées similaires. Austin prend l’exemple du mot « tête ». Si l’on cherche ce mot dans le dictionnaire, on trouvera des sens très différents. La signification d’un mot renvoie à des choses différentes.

         Austin prend de nombreux exemples pour expliquer toutes les raisons qui pourraient expliquer que l’on utilise un même mot pour des choses différentes. La paronymie est une première explication où les choses sont différentes mais où les sens dans lesquels est utilisé le mot possèdent un noyau commun. L’analogie est une autre explication. Enfin, l’explication dite « fonctionnelle » pourrait montrer pourquoi un même mot est utilisé pour des choses différentes : ces choses différentes jouent, chacune, un rôle dans la constitution de la signification du mot. Austin prend l’exemple du cricket. La balle de cricket, la batte de cricket et l’arbitre de cricket participent de la construction de la signification du mot « cricket ». Dans toutes ces explications, on voit clairement que Austin écarte soigneusement l’explication nominaliste de la similarité et l’explication réaliste des universaux.







    Conclusion





         En conclusion, on peut dire que l’article d’Austin est une sorte de réveil pour secouer (« prodding », page 441) les dogmatiques. Austin détruit plus de préjugés qu’il ne produit de connaissance, à proprement parler. Cet article constitue donc une base, un fondement sur lequel des connaissances nouvelles peuvent être érigées. Sa méthode et sa démarche ressemblent à la méthode cartésienne qui consiste à détruire tous les préjugés pour construire des bases fiables. Le problème de la signification n’est pas un problème de mots, contrairement à ce que les philosophes le précédant ont affirmé, mais un problème qui concerne les phrases. Austin part du postulat, postulat qu’il explique et justifie, que le mot en soi n’a pas de signification. Il n’a de signification que dans une phrase. Nos catégories sont fausses parce que nos catégorisations relèvent d’un modèle que nous voulons à tout prix appliquer à la réalité. Il faut redéfinir ce qu’il faut entendre par « signification » parce que, jusqu’à présent, ce terme a été entendu comme un synonyme de concept ; c’est-à-dire comme une entité fictive. En redéfinissant le terme de « signification », il sera peut-être possible de savoir ce que signifie « faire partie de la signification » ou « avoir la même signification ». Austin n’étudie pas le cas où il y a deux mots différents pour une signification similaire mais ce sera aussi un cas qu’il faudra étudier, à la lumière de cet article. Si la signification ne peut être une entité, c’est peut-être parce qu’elle doit être considérée comme une propriété. Le rappel de la distinction entre sémantique et syntaxe fait alors tout son sens. En fin de compte, l’article d’Austin apparaît comme une sorte d’épistémologie de la linguistique. Comment le philologue, le philosophe ou le logicien doivent-ils s’y prendre à l’égard du langage ? Austin déploie toute une méthode pour accéder à la vérité du langage. Celui qui veut s’aventurer sur le chemin sinueux du langage doit mettre de côté tous ses préjugés concernant l’itinéraire à suivre et la façon d’affronter les différents obstacles qui pourraient se trouver devant lui. Le chemin que propose Austin est désertique ; tous les préjugés qui étaient des repères sur lesquels s’appuyer ont disparu et il faut construire soi-même le paysage. Le préjugé de l’analyse et de la synthèse a perdu de nombreux philosophes et il faut donc l’éliminer et construire une nouvelle analyse de cette dialectique. Austin a détruit des monuments de préjugés, il a balayé les ruines et bâtit de nouvelles bases. Cet article est donc plein de promesses car s’il y a un temps pour détruire, il doit aussi y avoir un temps pour construire.




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